Mille mots valent-ils une image?

Mille mots valent-ils une image ? Brève réflexion sur la spécificité des documents d'archives par rapport aux objets muséologiques "conventionnels".

par

François Papik Bélanger


Cursus vol.1 no1 (octobre 1995)


Cursus est le périodique électronique étudiant de l'École de bibliothéconomie et des sciences de l'information (EBSI) de l'Université de Montréal. Ce nouveau périodique diffuse des textes produits dans le cadre des cours de l'EBSI.

ISSN 1201-7302

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L'auteur

Ayant à son actif un baccalauréat spécialisé en linguistique, François Papik Bélanger est actuellement inscrit à la deuxième année de la maîtrise en bibliothéconomie et sciences de l'information dans le profil informatique documentaire.

Mille mots valent-ils une image ? Brève réflexion sur la spécificité des documents d'archives par rapport aux objets muséologiques "conventionnels" a été écrit à l'hiver 1994 dans le cadre du cours Diffusion et instruments de recherche (ARV 1009) donné par Dominique Maurel, chargée de cours et responsable de formation professionnelle.

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" Regarde de tous tes yeux, regarde." Cette phrase tirée de Michel Strogoff de Jules Verne, avec laquelle nous voudrions donner une coloration particulière à ce texte, représente, selon nous, la meilleure façon d'aborder la spécificité des archives. Dans une exposition en effet, c'est premièrement par le regard posé sur les objets qu'apparaissent les aspects spécifiques des documents d'archives par rapport aux objets muséologiques "conventionnels". Cet article tente d'approfondir cette notion de spécificité et cerner plus spécialement les différentes facettes qui la composent.

Deux expositions, présentées au Musée McCord d'histoire canadienne et combinant des documents d'archives et divers objets muséologiques, serviront à alimenter notre propos. Les deux expositions que nous avons visitées s'intitulent respectivement "La famille McCord : une vision passionnée" et "Les cent ans de l'Association culturelle des femmes de Montréal". Dans la suite de ce texte, nous utiliserons les formes abrégées FamMcCord et ACFM pour identifier ces deux expositions. L'exposition FamMcCord relève d'une approche rétrospective, car on y présente l'histoire de la famille McCord depuis le milieu du XVIIIe siècle jusqu'à la période de l'entre-deux-guerres. On y expose de surcroît de nombreuses pièces de collection que les membres de la famille ont réunies au cours de leur vie. Quant à l'autre exposition, elle célèbre le centenaire de l'Association culturelle des femmes de Montréal. Il s'agit, tout à la fois, d'une exposition commémorative, on y rappelle en effet le souvenir de la fondation de l'Association, et d'une exposition rétrospective, puisque l'on y retrace les grandes lignes de l'évolution de l'organisme. Dans les deux présentations, se trouvent habilement mélangés des documents d'archives et des objets muséologiques plus conventionnels, ce qui justifie, pour nous, leur intérêt pour ce travail.

Avant d'entrer plus avant dans la discussion, il nous apparaît utile de nous attarder un peu sur les termes autour desquels se développera notre argumentation : documents d'archives et objets muséologiques "conventionnels". Le terme documents d'archives a le mérite d'être relativement clair : il s'agit d'un support d'information, y compris les données qu'il renferme, lisible par l'homme ou par machine, qui fait partie d'un ensemble de documents, de toute nature, produits ou reçus par une personne ou un organisme pour ses besoins ou l'exercice de ses activités et conservés pour leur valeur d'information générale1. Parmi les documents d'archives faisant partie des deux expositions que nous avons visitées, nous pouvons mentionner, entre autres, de la correspondance, des documents légaux et financiers, des programmes et des carnets de notes. D'autre part, le terme objets muséologiques semble beaucoup plus large. Nous n'avons pu trouver de réelles définitions dans les ouvrages consultés, mais une citation de Michael Belcher pourrait nous éclairer sur le sens à donner à ce terme : "Objects are what museums exhibitions are about ; objects which, for one reason or another, are significant examples of the natural or man-made world"2. Ainsi, d'après notre lecture, nous pouvons comprendre que tout objet, c'est-à-dire autant un fragment de météorite qu'un collier en dents de requin, autant un sac rempli de cauris qu'un ordinateur Apple de la première génération, peut devenir un objet muséologique dans la mesure où un intérêt historique, ethnographique, sociologique ou artistique motive sa présence dans un musée. De ce constat découle une vérité toute simple : les documents d'archives peuvent aussi être considérés comme des objets muséologiques. Toutefois l'adjectif conventionnels, placé entre guillemets à la suite du terme objets muséologiques, vient en restreindre considérablement la portée sémantique. Dans ce contexte, quel est le sens de cet adjectif ? Fondamentalement, " le rôle du musée c'est d'apprendre à voir "3 ; autrement dit, par convention, ce que l'on s'attend à trouver dans un musée, ce sont des objets à voir, à regarder, et non pas des objets à lire. Ainsi l'objet muséologique, objet à voir, s'oppose au document d'archives, objet à lire4. A la lumière de ces précisions, il faut comprendre que l'ensemble des objets muséologiques dits "conventionnels" est formé de tout ce qu'on retrouvera dans une exposition muséologique à l'exception des documents d'archives. C'est du moins le sens que nous lui donnerons tout au long de ce travail.

Un premier aspect où s'exprime, mais de façon très discrète pour les visiteurs, la spécificité des documents d'archives pourrait bien être leur traitement physique et leur protection par le personnel du musée. Dans son ouvrage sur les expositions de documents d'archives5, Gail F. Casterline détaille toutes les précautions à prendre avec les documents d'archives. Certaines de ces mesures sont communes à tous les objets muséologiques : on peut penser à la protection contre le vol ou contre le vandalisme. D'autres, par contre, sont particulières aux documents d'archives en raison du support habituel des archives, le papier. La lumière étant une cause de détérioration irréversible des documents en papier, on doit porter une attention spéciale à l'éclairage et certaines mesures de sécurité doivent être observées6. Dans un même ordre d'idées, les documents d'archives demandent des mesures distinctes en ce qui concerne les conditions ambiantes, c'est-à-dire la température, l'humidité, la pollution. Les documents doivent en conséquence être soustraits aux effets nocifs de ces conditions, soit en les isolant à l'aide de cadres et de vitrines hermétiques, soit en contrôlant les conditions à l'intérieur même du lieu d'exposition. Dans les deux expositions visitées, nous n'avons pas pu observer un traitement spécial de l'éclairage des documents d'archives par rapport à celui des autres objets muséologiques : dans toutes les salles, nous avons retrouvé des sources lumineuses installées au plafond. Toutefois, nous avons remarqué que, dans les aires d'exposition, la lumière du soleil était soigneusement filtrée par des pièces de verre teinté placées aux fenêtres du rez-de-chaussée (FamMcCord) et par des stores anti-soleil au premier étage (ACFM). Toutes les archives étaient disposées dans des cadres, dans des vitrines murales, dans des vitrines-tables, dans de petits présentoirs vitrés (dans tous les cas, ces protections n'étaient pas hermétiques) ou encore avaient été reproduites et laminées, c'était le cas par exemple du tableau chronologique relatant l'histoire de la famille McCord. Au contraire, certains objets muséologiques conventionnels étaient posés sur des estrades et laissés à l'air libre : dans cette situation se retrouvaient notamment du mobilier, des articles d'artisanat, des bustes, bref, des objets de grandes dimensions. En résumé, bien que peu apparente dans les deux expositions visitées, une première forme de spécificité des archives tient à leur nature physique, le papier, qui demande des soins particuliers.

La spécificité des documents d'archives s'est surtout manifestée, pour nous, dans les différents éléments qui forment leur présentation intellectuelle. Un de ces éléments est bien sûr la notice qui accompagne chaque pièce d'une exposition. Il est clair que des objets conventionnels, comme un costume traditionnel esquimau, un tableau flamboyant, un bijou en métal précieux, attirent beaucoup plus facilement le regard du visiteur qu'un document de papier et que de tels objets ont souvent moins besoin de commentaires explicatifs, puisqu'ils constituent, par leur nature exotique ou historique, un appel à l'imagination. Pour sa part, la notice d'un document d'archives se doit d'agir à la fois comme un incitatif à la lecture et comme un texte explicatif, tant il est vrai qu'un document d'archives n'est, somme toute, pour le visiteur, qu'un simple bout de papier. Pour illustrer cette différence, nous prendrons deux pièces de l'exposition FamMcCord : un document d'archives et un objet muséologique "conventionnel". Le document Carnet de notes de John Samuels McCord sur le climat et la météorologie en Amérique du Nord de 1836 à 1843 est accompagné d'une notice décrivant sommairement l'état de la climatologie et de la météorologie à cette époque, expliquant l'importance de ces études pour John S. McCord et donnant une piste pour comprendre l'intérêt de ce carnet ; en d'autres mots, la notice rend compte du contexte de création du document, ce qui est justifié et même indispensable car il s'agit d'une pièce d'archives. Rien de tel pour le Porte-documents de John Samuels McCord à côté duquel on retrouve une brève notice qui expose différents renseignements : nom du propriétaire, matériaux utilisés pour sa confection et date de création et d'utilisation. Cette comparaison, à notre avis, démontre bien que la spécificité des documents d'archives peut s'exprimer par les notices qui doivent absolument souligner le contexte de création, d'une part pour intéresser le visiteur et piquer sa curiosité, d'autre part pour respecter la nature organique de ce type d'objets muséologiques.

Une des particularités des documents d'archives, nous l'avons déjà mentionné, réside dans le fait qu'ils constituent des supports d'information, c'est-à-dire qu'ils contiennent, la plupart du temps, un texte. Cette dimension textuelle exige du visiteur un effort de décodage : pour pouvoir apprécier comme il le faudrait un document d'archives, il est souhaitable de pouvoir le lire. A l'opposé, face à un objet muséologique, nul besoin pour le visiteur de lire, de décoder ; tout ce qu'il doit faire, c'est regarder. Cette différence devient particulièrement criante dans le cas des documents d'archives qui présentent des problèmes de lisibilité. En effet, dans certains cas, les documents d'archives peuvent paraître peu lisibles soit parce qu'il s'agit de documents anciens et manuscrits dans lesquels l'écriture est difficilement déchiffrable, soit parce que ce sont des documents écrits dans une langue inconnue du visiteur. Pour résoudre ces problèmes liés au décodage, le document d'archives devrait, dans la situation d'un document ancien et manuscrit, être complété par une transcription de son contenu tandis que, dans la situation d'un document en langue étrangère, il faudrait y ajouter une traduction. Dans les expositions visitées, ces deux types de textes accompagnateurs n'ont pas du tout été utilisés même si, dans les faits, les documents étaient souvent peu lisibles dans le cas de l'exposition FamMcCord et essentiellement en anglais en ce qui concerne l'exposition ACFM. Cette absence d'une quelconque forme d'aide linguistique a pour résultat que les documents présentés perdent beaucoup d'intérêt pour des personnes peu habituées aux graphies des siècles passés ou pour des gens ne maîtrisant pas l'anglais. Dès lors, il n'est pas étonnant que l'attention de ces visiteurs se porte essentiellement sur les objets muséologiques "conventionnels" qui, tout exotiques ou anciens qu'ils puissent paraître, ne dressent aucune barrière d'ordre linguistique entre eux et les visiteurs. En définitive, un autre aspect de la spécificité du document d'archives tient donc à son état de support de texte. Il est d'ailleurs intéressant de noter, en terminant, qu'un élément physique de l'exposition ACFM tenait explicitement compte de la particularité de ces objets à lire : autour des trois tables-vitrines à l'intérieur desquelles étaient disposés les documents d'archives, on avait pensé à placer des chaises permettant aux visiteurs de s'asseoir pour prendre le temps de lire.

Pour conclure cette discussion, nous aimerions ajouter un dernier mot concernant la complémentarité des documents d'archives et des autres objets muséologiques. Chaque type d'objet a un rôle particulier à remplir dans une exposition : le document d'archives offre à lire des mots du passé ; l'objet muséologique " conventionnel ", quant à lui, offre à voir une image du passé. De cette façon, loin d'avoir des fonctions antagonistes, les documents d'archives et les autres objets muséologiques s'allient pour faire revivre le passé. Nous avons observé une excellente illustration de cette action complémentaire dans l'exposition FamMcCord. On pouvait voir, dans un petit présentoir vitré, un morceau de Fil de fer barbelé provenant de la crête de Vimy, datant de 1917, à côté duquel se trouvait la Lettre de Gordon Tupper à son père, sir Charles Hilbert Tupper, "en cas ou..." rédigée par Tupper alors qu'il combattait aux côtés des autres soldats canadiens, juste avant sa mort sur la crête de Vimy en 1917. Placées une à côté de l'autre, les deux pièces se chargeaient d'une intense émotion. Le petit bout de fil de fer barbelé, tout rouillé, véritable fragment d'une guerre horrible, évoquait d'une façon saisissante les tranchées, les obus qui explosent, le bruit des tirs, etc. ; il nous permettait de recréer instantanément les conditions effroyables de cette célèbre bataille. Tout en même temps, la lettre manuscrite personnalisait, individualisait cet événement et permettait de mesurer l'ampleur de cette tragédie humaine qu'est la guerre. Tout se passait comme si, de l'union du fil de fer et de la lettre, naissait une musique triste et mélancolique, un air dolent, qui nous enveloppait et nous obligeait à sortir de notre neutralité, une musique qu'il nous aurait sans doute été impossible d'entendre si les deux objets avaient été présentés séparément. Cette disposition des pièces représente un exemple parfait de ce que devrait être une exposition où se marient archives et objets conventionnels.

" Mille mots valent-ils une image ?" nous demandions-nous dans le titre de notre texte. En fait, après réflexion, nous croyons que la valeur commune de mille mots et d'une image placés côte à côte dépasse largement la somme de la valeur de mille mots et de la valeur d'une image présentés séparément. Cette façon de voir les choses s'accorde avec la philosophie de l'archiviste qui regroupe ou garde regroupés des documents afin de conserver leur valeur organique. L'organisateur d'une exposition devrait être conscient du réseau de liens qui peuvent s'établir entre les archives et les autres objets muséologiques.

Il faut noter que la réunion d'archives et d'objets muséologiques dans une même exposition peut parfois être difficile à concrétiser. Certains facteurs institutionnels, administratifs ou techniques rendent ce genre de mélange plus complexe à réaliser que les expositions homogènes. De plus, la gestion d'un fonds d'archives et celle d'une collection ne relèvent pas toujours du même esprit, ce qui peut occasionner, lors de la mise sur pied d'une exposition commune, de nombreuses séances de discussion et de multiples compromis. En outre, l'archiviste n'a pas toujours le dernier mot dans ce genre d'exposition. Malgré ces difficultés, il nous apparaît important que les archivistes, ne serait-ce que pour donner quelques pistes à la personne qui réalisera effectivement l'exposition, soient sensibles au potentiel complémentaire de leurs documents d'archives et des objets muséologiques.

Pour l'archiviste, la combinaison de documents d'archives et d'objets muséologiques au sein d'une même exposition possède plusieurs avantages. Parmi les points forts que nous pouvons percevoir dans ces expositions mixtes, mentionnons la réelle mise en valeur du contenu des archives textuelles, le contexte dynamique qui permet un aller-retour entre l'objet à lire et l'objet à voir et surtout le fait que ce genre d'exposition, en s'adressant directement à la sensibilité des gens, leur fait vivre une expérience pouvant leur donner le goût de l'histoire, du passé et du patrimoine archivistique. Cet avantage est d'autant plus important que les expositions représentent, parmi tous les moyens de diffusion des archives, celui qui est le plus susceptible d'aller chercher un grand public7. Dans certaines fonctions archivistiques, la sentimentalité peut se révéler être une attitude pleine de risque qu'il faut savoir doser avec beaucoup d'habileté. C'est le cas par exemple avec l'étape de la sélection des documents à conserver8. Lors de la diffusion par contre, il nous semble important que cette sentimentalité puisse s'exprimer et qu'elle puisse aussi s'exposer. Ce faisant, l'archiviste pourra se placer en bonne position afin de modifier les perceptions poussiéreuses que le public a de l'archivisitique tout en y trouvant un certain plaisir.

En conclusion, nous considérons que c'est en laissant leur propre sensibilité mettre en lumière les rapports entre les documents d'archives et les objets muséologiques et en aménageant les expositions de telle sorte que les liens les plus harmonieux y soient mis en évidence que les organisateurs permettront avec un peu de chance à d'autres visiteurs d'entendre des petites musiques dans les salles d'exposition.

NOTES

1. Cette définition est une fusion des définitions de document et archives fournies dans la Loi sur les archives, 1er mars 1990.

2. Belcher, Michael. Exhibitions in Museum. Leicester : Leicester University Press/ Washington : Smithsonian Institution Press, 1991, 147.

3. Benoist, Luc. Musées et muséologie. Paris : Presses universitaires de France, 1971, 102.

4. Il faut bien préciser que cette distinction est quelque peu arbitraire puisque les fonds d'archives peuvent facilement contenir des photographies, des dessins, des plans, des croquis, etc., qui ne sont pas à proprement parler des objets lisibles, mais plutôt des objets que l'on regarde, tout comme l'on regarde une peinture, un vêtement, une sculpture. Dans ce cas peut-être devrait-on parler de pièces d'archives plutôt que de documents d'archives . Pour notre part, dans un souci de simplification, nous avons considéré qu'une des caractéristiques des documents d'archives résidait dans leur nature TEXTUELLE, c'est-à-dire que ce sont des objets qu'on peut lire (ou écouter).

5. Casterline, Gail Farr. Archives and Manuscripts : Exhibits. Chicago : Society of American Archivists, 1980.

6. Nous n'avons pas nommé toutes ces mesures de sécurité mais elles sont mentionnées dans Archives and Manuscripts : Exhibits, 20-21.

7. Couture, Carol et Jean-Yves Rousseau. Les archives au XXe siècle : une réponse aux besoins de l'administration et de la recherche. Montréal : Université de Montréal, 1982, 261.

8. Guillemette, Robert. " La sentimentalité s'archive-t-elle ? " In Couture, Carol. Réflexions archivistiques (3). Montréal : Université de Montréal, École de bibliothéconomie et des sciences de l'information, avril 1991, 17-21.