Vers une définition de la lecture professionnelle

par

Carole Brouillette


Cursus vol.1 no 2 (printemps 1996)


Cursus est le périodique électronique étudiant de l'École de bibliothéconomie et des sciences de l'information (EBSI) de l'Université de Montréal. Ce nouveau périodique diffuse des textes pr oduits dans le cadre des cours de l'EBSI.

ISSN 1201-7302

cursus@ere.umontreal.ca
URL:http://www.fas.umontreal.ca/ebsi/cursus/

L'auteure

Carole Brouillette a complété des études en histoire de l'art et en bibliothéconomie. L'analyse de texte et l'indexation de l'image, de même que les théories qui s'y rattachent sont les champs des sciences d e l'information qui l'intéressent principalement. Ayant complété un stage de formation à l'Office national du film, elle travaille actuellement chez Provigo pour développer un système de classification inté grant documents administratifs, photographies et vidéos.

Vers une définition de la lecture professionnelle a été écrit à l'automne 1994 dans le cadre du cours Traitement et représentation des textes (BLT 6251) donné par le professeur Suzanne Bertran d-Gastaldy.

Pour joindre l'auteure : brouilc@war.wyeth.com


Droits d'auteur

Tout texte demeure la propriété de son auteur. La reproduction de ce texte est permise pour une utilisation individuelle. Tout usage commercial nécessite une permission écrite de l'auteur.



Introduction

Notre étude se veut un état de la question des recherches pouvant mener à une définition de la lecture professionnelle. De par notre formation en bibliothéconomie et sciences de l'information, de par l'étude des processus d'analyse de contenu que nous avons été appelée à développer et ayant pu nous familiariser avec une gamme d'outils spécifiquement conçus pour faciliter la description des contenus textuels (th&eac ute;saurus, listes de vedettes-matières, plans de classification, etc.), nous en sommes arrivée à décrire le métier d'indexeur pour une large part comme celui de lecteur professionnel.

Nous nous sommes donc intéressée à creuser cette notion, afin de mieux comprendre sa spécificité, car nous avons pressenti que la lecture effectuée dans le cadre d'un travail diffère de celle faite dans une autre situation, dont par exemple celle de loisir qu'on lui oppose fréquemment. De plus, la situation de "lecture-travail" subissant des changements radicaux à cause des technologies de l'information, comme plusieurs autres situations de tr avail, il est devenu important de comprendre la nature de cette lecture en mutation et les interstices par lesquelles se manifestent les transformations qu'elle subit. Michel Foucault illustre bien l'un des changements de trajectoire du travail du texte:

(...) l'histoire a changé sa position à l'égard du document: elle se donne pour tâche première, non point de l'interpréter, non point de déterminer s'il est vrai et quelle est sa valeur expressive, mais de le travailler de l'intérieur et de l'élaborer: elle l'organise, le découpe, le distribue, l'ordonne, le répartit en niveaux, établit des séries, distingue ce qui est pertinent de ce qui ne l'est pas, repèr e des éléments, définit des unités, décrit des relations. (Foucault, 1969, p. 14).

C'est dire que les lecteurs atteints par ce changement n'agissent plus en fonction d'un seul décryptage du texte, d'une transcription décodée de la matière textuelle, mais voient leurs tâches se concentrer sur la greffe d e textes en territoires discursifs fertiles. Ainsi, ce type de lecteur, moins occupé à chercher un chaînon manquant dans les archives documentaires de l'humanité, s'affaire maintenant à la mise en relation des segments t extuels exprimant des idées, sans donner préséance à leur apparition chronologique. On pourrait dire qu'il pratique l'hypertexte, et donc qu'il se doit de gérer les liens qu'il tisse entre les paliers textuels et les id ées qui y circulent, les dénominateurs communs comme la chronologie n'étant plus régulateurs de sa recherche.

"Lire c'est donc constituer et non pas reconstituer un sens." (Goulemot, 1985, p. 91)
"(...) la lecture analytique d'un texte est une opération de commentaire, c'est-à-dire d'ajout descriptif et explicatif." (Meunier et al., 1994, p. 24).

Pour citer à nouveau Foucault, disons que l'histoire connaît un "déplacement du discontinu: son passage de l'obstacle à la pratique; son intégration dans le discours de l'historien où il ne joue plus le rôle d'une fatalité extérieure qu'il faut réduire, mais d'un concept opératoire qu'on utilise." (p. 17).

Cette façon d'articuler le discours, ou de fabriquer le texte, a des conséquences sur la recherche documentaire et sur la lecture conviée par ce travail et c'est sur ces aspects de la "génétique discursive" que nous nous pencherons plus à fond dans les pages qui suivent. Nous avons choisi une démarche de recherche qui relève davantage de la comparaison des perceptions de la lecture exprimées dans divers domaines, dont les études litt&e acute;raires et la psychologie, que de la comparaison des modes d'appréhension du texte par domaine du savoir (environnement, médecine, etc.). À cette étape-ci, nous croyons important de comparer les approches de la lecture pl utôt que les situations de lecture comme telles.

D'autre part, il est bon de noter que les textes retenus pour faire état d'une certaine lecture professionnelle sont américains, français et québécois et datent d'au plus vingt-cinq ans. Nous avons choisi de ne pas rest reindre notre corpus aux toutes dernières années, la fin des années 1960 et le début des années 1970 ayant vu naître plusieurs textes théoriques sur la lecture qui supportent en plusieurs points l'évo lution de la lecture professionnelle, l'informatisation de la matière textuelle et leurs conséquences en milieu de travail.

1. Détour méthodologique via les définitions de la lecture-jouissance

Une des façons d'aborder le problème de la définition de la lecture-travail est de la comparer à d'autres types de lectures. À cet effet, on rencontre dans la littérature, sous diverses formes, une distinction as sez fréquente entre la lecture du plaisir et les autres lectures.

Par exemple, Hochon et Évrard (1994) résument la distinction faite par Bellenger (1978) entre la lecture-jouissance (où l'objectif est de goûter le texte en tant que tel), la lecture-appropriation (où l'objectif est de co mprendre en profondeur la teneur d'un texte), la lecture-exploration (visant la recherche d'une information supposée sue ou présente dans le texte), la lecture-assimilation (visant une connaissance du texte en tant que tel permettant par exe mple d'en faire un compte-rendu), la lecture d'inspiration (en vue de rebonds vers d'autres lectures ou des réalisations externes au texte).

Malgré qu'ils indiquent que la plupart de ces lectures comportent à divers degrés tous ces objectifs, leur définition de la lecture professionnelle les inclut tous sauf le premier. Pour Hochon et Évrard, en effet, la le cture professionnelle se veut une lecture pouvant s'inscrire dans le long terme, un parcours individualisé, une lecture attentive, d'inspection et d'observation scrutative principalement des contenus, une lecture d'exploration, et une lectur e pouvant engendrer une importante activité de rédaction (Hochon et Évrard, 1994, pp. 11-12).

Aucune mention de plaisir ou de jouissance dans cette analyse de la lecture professionnelle. À tout le moins, il est question de la structure du texte, mais en fonction du rôle actif qu'elle opère dans la représentation du cont enu. L'objectif de "goûter le texte en tant que tel" aurait, de ce point de vue, peu à voir avec la lecture-travail. Mais encore, s'en tenir à la seule dimension de plaisir ou plutôt par la négative de l'absence de plaisi r pour esquisser une première caractéristique de la lecture-travail est discutable. On peut en effet imaginer l'impression, sans doute très proche du plaisir, ressentie par un chercheur à la lecture d'un texte ajoutant beaucoup de matière à des recherches menées depuis longtemps, permettant le partage de résultats qui donnent de la crédibilité à des phénomènes jusque-là hypothétiques, ou facilitant la mise en relation de phénomènes isolés. Le professionnel du milieu médical qui trouvera dans un texte un indice essentiel au perfectionnement du vaccin contre le sida éprouvera sans doute une satisfaction apparenté ;e au plaisir.

Le strict plaisir est donc, de ce point de vue, insuffisant pour distinguer les deux types de lecture. Il faudra donc qualifier ce plaisir. Barthes laisse entendre que le plaisir de la lecture implique un espace de jouissance:

"Ce n'est pas la 'personne' de l'autre [l'auteur pour le lecteur ou le lecteur pour l'auteur] qui m'est nécessaire, c'est l'espace: la possibilité d'une dialectique du désir, d'une imprévision de la jouissance: que les jeuxne soient pas faits, qu'il y ait un jeu." (Barthes, 1973, p. 11).

Voilà des indices intéressants qu'il est difficile d'associer à la lecture-travail: imprévision et lien de causalité entre plaisir et révélation graduelle, accidentée du sens, ou en un mot "suspens" du sens. Nous reparlerons des prédispositions du lecteur professionnel plus loin, mais juste en reprenant l'exemple cité précédemment, on imagine mal que le plaisir du chercheur soit davantage dû à la retenue de la révélation de l'information plutôt qu'à l'information elle-même.

"Dans la perversion (qui est le régime du plaisir textuel) il n'y a pas de 'zones érogènes' (expression au reste assez casse-pieds); c'est l'intermittence, comme l'a bien dit la psychanalyse, qui est érotique: celle de la peau qui scintille entre deux pièces (le pantalon et le tricot), entre deux bords (la chemise entrouverte, le gant et la manche); c'est le scintillement même qui séduit, ou encore: la mise en scène d'une apparition-disparition." (B arthes, 1973, p. 19)

Ainsi, contrairement à la lecture-travail, la lecture du (strict) plaisir serait alimentée par la subversion de tous les modes d'accès, voire de possession.

À un autre niveau, la lecture-travail serait faite à dessein, contrairement à celle du plaisir:

"Si j'accepte de juger un texte selon le plaisir, je ne puis me laisser aller à dire: celui-ci est bon, celui-là est mauvais. Pas de palmarès, pas de critique, car celle-ci implique toujours une visée tactique, un usage socia l et bien souvent une couverture imaginaire. Je ne puis doser, imaginer que le texte soit perfectible, prêt à entrer dans un jeu de prédicats normatifs: c'est trop ceci, ce n'est pas assez cela; le texte (il en est de même pour la voix qui chante) ne peut m'arracher que ce jugement, nullement adjectif: c'est ça! Et encore plus: c'est cela pour moi!" (Barthes, 1973, p. 24).

"Pleasure reading is playful: it is free activity standing outside ordinary life; it absorbs the player completely, is unproductive, and takes place within circumscribed limits of space and time." (Nell, 1988, p. 2).

"Une seule condition à cette réconciliation avec la lecture: ne rien demander en échange. Absolument rien. N'élever aucun rempart de connaissance préliminaire autour du livre. Ne pas poser la moindre question . Ne pa s donner le plus petit devoir. Ne pas ajouter un seul mot à ceux des pages lues. Pas de jugement de valeur, pas d'explication de vocabulaire, pas d'analyse de texte, pas d'indication biographique... S'interdire absolument de 'parler autour'. Lect ure-cadeau.Lire et attendre." (Pennac, 1992, p. 127.).

Attendre sans attente ni obligation, dirions-nous. D'où la condition privée du plaisir de la lecture, assujettie à aucune prescription extérieure: "the easy sinking through the pages into soundless dreams." (Nell, 1988, p. 9) .

Ainsi, la lecture-travail, si on l'oppose à cette étape-ci à celle du plaisir "pur", ne favoriserait pas l'expansion d'un espace de jouissance où clignote la révélation de l'information. Elle ferait plutôt p révaloir une certaine nudité de l'information soit son accès immédiat. De plus, la lecture-travail serait motivée par un projet formulé avant le texte et re-formulé après le texte: ce qui l'insère dans un processus qui s'inscrit dans le temps, qui est orienté et qui se veut productif.

2. Lecture-travail et objet de lecture

La notion de texte en tant que tel retenue par Hochon et Évrard pour expliciter la notion de lecture-jouissance mérite quelques éclaircissements. Il nous semble important de ne pas faire d'équivalence systémati que entre objet de lecture et type de lecture. On associe parfois, par exemple, lecture-jouissance et littérature ou lecture-jouissance et poésie, ces catégories littéraires s'étant entre autres donné pour objet le travail du texte, dirions-nous en tant que tel. Toutefois, il est tout aussi envisageable de faire une lecture "jouissance" que professionnelle de ces objets textuels. Donc, la lecture-travail ne dépendrait pas du texte lui-même, mais bien de certaines dispositions du lecteur. Eco (1979) dirait que la coopération du lecteur est nécessaire à l'actualisation du texte.

"Le plaisir, (...) n'est pas un élément du texte, ce n'est pas un résidu naïf; il ne dépend pas d'une logique de l'entendement et de la sensation; c'est une dérive, quelque chose qui est à la fois r&ea cute;volutionnaire et asocial et ne peut être pris en charge par aucune collectivité, aucune mentalité, aucun idiolecte." (Barthes, 1973, p. 39).

Le professionnalisme relèverait donc davantage de l'attitude du lecteur que de la matière textuelle sur laquelle il exerce une action.

3. Dispositions du lecteur

Les deux notions de lecture professionnelle (Hochon et Évrard, 1994) et de lecture-jouissance (Bellenger, 1978), contiennent le mot "lecture" et leur complément se distingue davantage par rapport à un contexte de lecture qu'en fonctio n d'une pré-supposition théorique (ex.: lecture psychanalytique, etc.):

PROFESSIONEL-LE:
relatif à la profession, qui est tel par profession (Dictionnaire Petit Robert 1);

(SITUATION DE) JOUISSANCE:
(situation de) plaisir que l'on goûte pleinement (Dictionnaire Petit Robert 1).

3.1. La compréhension

Bertrand Gervais (1991) s'est intéressé à l'acte de lecture en associant, dans une perspective extrême de disposition du lecteur, la jouissance à la progression et le travail à la compréhension.

"Il semble bien que les définitions de l'acte de lecture soient le lieu d'un conflit, d'une opposition entre deux pratiques. L'une, habituellement jugée favorablement, où la lecture d'une oeuvre est l'occasion d'un travail, de l'appr ofondissement d'un savoir et d'une érudition; et l'autre, jugée plutôt négativement, où elle est le lieu d'un repos, d'un divertissement. Ces deux pratiques de lecture sont souvent décrites comme le résulta t de deux procès de nature différente. La lecture comme travail est une activité dite de compréhension, tandis que la lecture comme repos est une activité de progression. L'une va en profondeur: elle est lente; l'autre reste en surface: elle est rapide." (p. 20.)

Cette schématisation bi-pôlaire de l'acte de lecture est, nous en convenons avec Gervais, trop exclusive, trop radicale. Nous préférons, comme lui, entrevoir les deux activités compréhension-progression amalgam&ea cute;es et alternativement à l'oeuvre dans toute lecture. Mais l'emphase mise sur l'une des variables a certainement des effets sur les stratégies de lecture. On imagine par exemple que pour la lecture-travail, le poids de la compré hension, bien que déstabilisée par l'activité de progression, sera dominant.

Ainsi, associant dans cette perspective lecture professionnelle et compréhension, nous avons cru bon relever dans la littérature (Baker et Brown, 1984; Gibson and Levin, 1975; Stauffer, 1969) les principaux mécanismes d'auto-ré gularisation que l'on dit justement favoriser la compréhension, afin d'identifier les décisions éventuellement impliquées par l'acte d'une lecture dite professionnelle.

3.1.1. Établissement des objectifs de lecture

Cette disposition figure en tête de liste car toutes les autres en dépendent. Contrairement à ce qu'insinuait Pennac en parlant du plaisir de lire, la lecture-travail aurait pour principale caractéristique la déterminati on ou la formulation de la raison qui pousse à la lecture. L'attitude de totale réceptivité serait l'affaire du plaisir.

Gibson et Levin (1975) donnent à cet effet un exemple très simple (p. 476): le fait qu'un lecteur ait déterminé que l'objet de sa quête soit une valeur chiffrée dans un texte où la majorité des carac tères sont des lettres affectera sa vitesse de lecture et son parcours visuel du texte. Il est facile d'imaginer que sa lecture sera tout autre s'il cherche plutôt à y déceler l'orientation politique de l'auteur. Et pour citer Barthes, il est clair que l'érotisme du texte ne sera pas au rendez-vous lors de cette fouille; c'est plutôt la logique du strip-tease (1973, p. 20) de l'information qui sera alors tout à l'honneur.

"Ce n'est pas là (là où il y a érotisme) le plaisir du strip-tease corporel ou du suspense narratif. Dans l'un et l'autre cas, pas de déchirure, pas de bords: un dévoilement progressif: toute l'excitation se r&ea cute;fugie dans l'espoir de voir le sexe (...) ou de connaître la fin de l'histoire (...)." (Barthes, 1973, p. 20).

Farrow (1991) a également démontré que les lecteurs professionnels que sont les indexeurs lisent les textes d'une manière particulière en fonction de l'objectif de travail auquel ils doivent répondre: indexer un texte. Considération intéressante, Bellenger va même jusqu'à lier la détermination d'un objectif de lecture et la réflexion:

"On arrive à penser plus vite quand on maîtrise les moyens (domestication de l'oeil), quand on sait ce que l'on cherche (objectif) et dans quelle intention (projet de lecture) on investit un effort pour une lecture désirée." (Be llenger, 1978, p. 109).

Enfin, Meunier et al. vont dans ce sens en affirmant que:

"Les théories classiques sur le processus cognitif de l'accès au contenu d'un texte ont toujours soutenu que cette activité dépend toujours des objectifs et des projets que se donne le lecteur." (Meunier et al., 1994, p. 22).

La lecture-travail serait donc fondée sur l'identification d'une information convoitée, à partir de laquelle organiser sa lecture. Le lecteur professionnel serait donc enclin à suivre des indications afin d'atteindre le lieu d e l'information qu'il convoite, alors que le lecteur euphorique disposerait plutôt de toute carte routière pour s'adonner avec plus de liberté à la déambulation surprenante.

3.1.2. Modification de vitesse et des stratégies de lecture en fonction des différents objectifs de lecture

À différents objectifs correspondraient différentes approches du texte. La vitesse de lecture est un des éléments pouvant varier et avec elle, le parcours du texte. Le choix d'un objectif, d'une orientation de lecture est traduit chez Bellenger par l'expression "lecture active" et cette activité de recherche aurait pour effet de libérer le lecteur du mot à mot:

"Le parcours flexible est en fait une alternance de parcours horizontaux et de traversées obliques sur une page. La variété de ce parcours est en relation directe avec le projet de lecture. Un parcours flexible est la preuve d'une r éaction au texte, d'une bonne attention et d'une lecture active." (Bellenger, 1978, p.. 110-111).

"Ainsi, face au texte (et à son auteur), le lecteur manifeste sa liberté dans son interprétation; mais il peut aller beaucoup plus loin dans ce comportement: varier sa vitesse de lecture... et même ne pas lire l'intégral ité de son texte; bref, procéder à des lectures partielles: lecture d'écrémage, de recherche, de survol. Face à un nouveau texte, le lecteur définit sa stratégie, puis entame sa lecture avec flexibilité." (Richaudeau, 1994, p. 29)

Baker et Brown (1984) font référence à des expériences de Smith (1967) pour affirmer que de bons lecteurs du niveau secondaire utilisaient des stratégies de lecture différentes si on leur demandait de remarquer ce rtains détails d'un texte ou plutôt d'en dégager une impression générale. Par contre, les lecteurs éprouvant des difficultés abordaient le texte de la même manière pour répondre aux deux demandes. De plus, ils pouvaient difficilement décrire leurs stratégies de lecture.

"Reading is as varied and adaptive an activity as perceiving, remembering, or thinking, since in fact it includes all these activities." (Gibson et Levin, 1975, p. 454)

À cet effet, Gibson et Levin (1975, p. 454-455) rapportent les propos d'un chercheur du M.I.T. décrivant sa façon de lire divers documents. Une des différences marquée entre la lecture de ses livres préfér és et celle de tous les autres documents est la suivante: les premiers sont lus en totalité et d'un bout à l'autre, même lors de relecture, alors que les autres sont lus en survol d'abord, avec arrêts sur certains graphiq ues, titres et sous-titres. Ce n'est que s'il ne comprend pas l'article ou s'il lui semble intéressant (en fonction de ses critères à lui) qu'il décide de le lire plus attentivement.

Cette stratégie qu'adopte le lecteur professionnel pour prendre connaissance du texte, en plus d'être ajustable en fonction de l'objectif qui sous-tend la lecture, est dirions-nous "organique" et évolue au fil même de la lecture. Organique parce que transformée par la prise de connaissance elle-même.

"Dès qu'il se dessine un premier sens dans le texte, l'interprète anticipe un sens pour le tout. À son tour, ce premier sens ne se dessine que parce qu'on lit déjà le texte, guidé par l'attente d'un sens dé ;terminé. C'est dans l'élaboration d'un tel projet anticipant, constamment révisé, il est vrai, sur la base de ce qui ressort de la pénétration ultérieure dans le sens du texte, que consiste la compr&eacut e;hension de ce qui s'offre à lire." (Gadamer, 1976, cité par Meunier et al., 1994, p. 22.)

"They [strategies] shift with feedback (rate of knowledge) as the reader progresses." (Gibson et Levin, 1975, p. 471).

Ainsi la stratégie de lecture est ajustée avant, puis durant la lecture. Mais malgré cette souplesse de la stratégie de lecture, il est difficile pour un lecteur d'appréhender un texte en conciliant plusieurs objectifs qui n'appartiennent pas à un même registre.

"That attending to physical features of a message, such as acoustic features of speech or graphic features of writing, is not compatible with optimal reception of the semantic contents of the message is in accord with common sense,and much more objective evidence could be produced (see for instance Martin and Strange, 1968)." (Gibson et Levin, 1975, p. 470).

Cette lecture ou plutôt cette compréhension devrait donc être monovalente, pour être performante chez l'humain. Sans s'étendre sur le sujet, on imagine l'utilité de la superposition de "lectures professionnelles" ef fectuée à l'aide de logiciels informatiques comme SATO (Voir à ce sujet plusieurs textes de Suzanne Bertrand Gastaldy et al.) ou ALCESTE (BLOT et al. 1994).

3.1.3. Identification des éléments importants de certaines portions de texte

Si l'on veut que le parcours autre que linéaire du texte soit possible et utile, il doit être accidenté, être parsemé de pauses là où des éléments de signification s'érigent en relief. S inon, cette lecture déboule en surface du début du texte jusqu'à la fin.

"(...) Ce parcours flexible est possible quand l'oeil cherche des 'appuis' dans un texte et que le simple jalonnement des pages permet d'accéder à ce que l'on cherche (idées principales, détails, chiffres...)." (Bellenger, 197 8, p. 111).

Ainsi, l'une des tâches importantes du lecteur professionnel consisterait à trier l'information, c'est-à-dire la localiser, puis la qualifier (cette infromation x est pertinente en fonction de y). Évidemment, la lecture successi ve de textes structurés de manière identique fournit des indices facilitant le repérage de certaines informations (ex.: titres, en-têtes de sections, etc).

3.1.4. Prise en considération de la structure inhérente du texte

Il y a deux façons d'envisager la structure d'un texte: de par ses qualités graphiques et son découpage physique et par la succession des informations greffées au squelette graphique. Bellenger (1978, p. 112) parle alors de " l'architecture du texte". Le caractère, la typographie seraient des espèces d'indicateurs de changement de ton, de mots-clés, de connotations, etc. Ainsi lorsque le lecteur se trouve contraint de décider, devant un mot incomp ris par exemple, s'il ne fait qu'anticiper une compréhension ultérieure du mot au fil du texte ou si une stratégie immédiate pour remédier à cette incompréhension doit être mise de l'avant, il prendra it dans une certaine mesure les caractéristiques plastiques de l'écriture. De la même façon, il pourrait faire de ces clignotements de l'apparence, des balises qui guident la sélection de l'information.

"[Barker, Foxon, Barber, Laufer] ont démontré d'une façon ou d'une autre l'existence d'une fonction symbolique, et non pas seulement iconique ou indicielle, des signes typographiques qui constituent un véritable code interpr&ea cute;tatif. (...) La réalisation récurrente d'éditions de luxe et le renouveau d'intérêt pour les manuscrits calligraphiés d'une part, les nombreuses études récentes sur les modes complexes de pr&eacu te;sentation des textes et l'enluminure des manuscrits médiévaux d'autre part, appuient tous l'hypothèse fondamentale selon laquelle les formes ont un effet sur le sens." (McKenzie, 1991, pp. 37-38).

C'est dire que ces caractéristiques formelles peuvent être intégrées dans une méthodologie de la lecture. À ce propos, Bertrand-Gastaldy et Pagola (1994), dans leur procédurier pour l'utilisation de SATO, e n décrivant plusieurs angles d'analyse pour l'élaboration d'un thésaurus, font voir la pertinence de la prise en compte de données typographiques, que ce soit pour évaluer le degré de figement des termes d'un doma ine, ou encore pour organiser la segmentation d'un texte.

Le lecteur professionnel serait donc chargé d'opérer une certaine discrimination des informations, non seulement relatives au contenu, mais présentes à la surface du texte et surtout d'établir un lien entre ces deux nive aux d'information.

3.1.5. Usage de connaissances antérieures en vue d'interpréter des informations nouvelles

Le repérage d'éléments nouveaux d'information semble se faire, selon certains (Rubenstein et al. cités par Gibson et Levin, 1975, p. 441), comme si le lecteur essayait de classer les informations dont il prend connaissance dans des compartiments créés antérieurement, au fil des lectures passées, avant de s'en ouvrir de nouveaux. C'est dire que dans un premier temps la nouvelle information serait vue comme celle n'appartenant pas à l'ancienne ou nécessitant un ajustement de l'ancienne.

"Toute rétention suppose un effort de prélèvement, de classement et de réactivation des informations visées." (Bellenger, 1978, p. 121).

"Les connaissances antérieures du lecteur déterminent la quantité et la qualité des informations qu'il peut significativement traiter dans un texte et qui, par conséquent, affectent directement sa reconstruction de sens. Les connaissances antérieures du lecteur se partagent en deux grandes catégories: les connaissances générales sur le monde et les connaissances langagières." (Tardif, 1989, p. 11.)

Outre l'espèce de catalogue de connaissances générales activé par le lecteur, la couleur de son catalogue, la teinte que lui font subir ses intérêts entre en ligne de compte. Et ici, non seulement il est question des intérêts du lecteur, mais bien de ses intérêts actuels (ou actualisés au fil du temps).

"(...) la lecture est nécessairement cette activité liée à la totalité de l'individu, à ce qu'il est, à ce qu'il vit , à son projet actuel." (Foucambert, 1976, p. 38).

"The scientists attended to information that was especially relevant to their interests and needs." (Wyatt, 1993, p. 51)

Ainsi, le lecteur professionnel, non seulement devrait-il avoir un projet de lecture, mais ce projet devrait s'inscrire, pour être compréhensible par d'autres, dans un cadre plus large, qui lui inclut une communauté avec laquelle il es t en contact depuis un certain temps (nous y reviendrons section 3.3): une communauté de chercheurs, une entreprise, etc. Bref, le lecteur professionnel devrait être en mesure de mettre son projet de lecture en perspective, c'est-à-d ire de reconnaître les motivations qui le poussent à lire un texte, celui-là, qui porte sur tel aspect de tel sujet, écrit par tel auteur, etc.

D'ailleurs, Afflerbach (1990, cité par Wyatt, 1993, p. 50) a constaté lors d'une étude effectuée auprès d'étudiants complétant un doctorat en chimie et en anthropologie, que le recours aux connaissances ant érieures, en vue de l'identification des idées principales d'un texte, était beaucoup plus important lors de la lecture de textes liés à leur champ d'expertise. De manière similaire, Pritchard (1990, cité par Wyatt, 1993, p. 50) a observé que les stratégies du lecteur qui s'appuient sur son savoir antérieur étaient généralement plus nombreuses et plus sophistiquées à la lecture de textes divulguant de s informations appartenant à sa propre culture plutôt qu'à une culture étrangère.

3.1.6. Évaluation du texte concernant sa clarté, sa complétude (completeness) et sa cohérence

Wyatt (1993) a effectué une étude visant à évaluer les stratégies mises à l'oeuvre par certains lecteurs professionnels pour faciliter leur compréhension. On a choisi pour ce faire une population d'enseign ants universitaires, ayant une activité de recherche importante. On leur a demandé de choisir des articles qu'ils considéraient important de lire dans le cadre de leur fonction. Enfin, on a convenu que la forme des articles devait & ecirc;tre de type scientifique. Une série d'attitudes décrivant la lecture de chacun fut notée. La seule qui fut commune chez tous les lecteurs fut l'évaluation du texte lu en termes de qualité de la revue de litt&eacut e;rature et des citations, de perspective théorique, de méthodologie, d'analyse, de résultats (surtout pour les apports nouveaux de la recherche), de conclusion générale.

Le jugement serait donc l'une des facultés les plus actives, à divers niveaux, du lecteur professionnel. En plus de devoir juger des limites de son projet de lecture, il serait amené à décider avec discernement des stra tégies à adopter pour prendre connaissance du texte, pour ensuite produire une appréciation critique de son contenu et du lien qu'entretient ce texte avec ses intérêts, qui, dans un mouvement circulaire, sont à la base de son projet de lecture.

3.1.7. Capacité de réaction face à certaines incompréhensions

Le jugement du lecteur en situation de travail, nous l'avons déjà mentionné, intervient en plusieurs endroits. Ce processus qui revient plus ou moins à insérer le texte dans un contexte qui le dépasse (il est mau vais en regard de tel intérêt, etc.; tel mot est incompréhensible pour tel lecteur ayant tel bagage de connaissance, etc.). Mais le lecteur professionnel est appelé non seulement à qualifier ainsi le texte dont il prend connaissance, mais aussi à réagir devant les achoppements de la signification.

"Realizing that one has failed to understand is only a part of comprehension monitoring; one must also know what to do when comprehension failures occur. (...) If readers decide to take strategic action, a number of options are available. They may store the confusion in memory as a pending question (Anderson 1980), in hopes the author will soon provide clarification. Or readers may decide to take action immediately and so reread, look ahead in the text, or consult outside sources." (Baker and Brown, 1 984, p. 41)

Ainsi, ces lecteurs non seulement jugent la matière textuelle dans plusieurs de ses strates significatives, mais décident des limites du déploiement de leurs stratégies de compréhension lorsque confrontés à certaines incompréhensions.

3.1.8. Sélection de critères appropriés pour l'évaluation de la compréhension

On a peine à imaginer le jugement comme étant exercé sur le seul texte sans y voir un déséquilibre dans la transmission de l'information. Le lecteur, pour être cohérent, devrait pousser l'évaluation jusque sur l'évaluateur, jusque sur lui-même: il devrait pouvoir rendre compte de sa compréhension en fonction de critères tout aussi déterminés, puisque tout aussi étroitement liés au projet de lectu re que ceux ayant guidé son appréciation du texte. C'est à cette étape que la récapitulation des stratégies s'opère: "J'ai pu sauter ce bout de texte car j'ai déjà pris connaissance de ce do nt il y était question; ce néologisme est plus ou moins explicite, il m'oblige à une recherche, cette citation est erronée car j'ai déjà lu le texte auquel on réfère, etc."

3.2 Principe d'économie

Gibson et Levine (1975) associent au principe de souplesse et d'adaptabilité de la lecture un principe d'économie. En effet, la décision qui donne faveur à l'un des mécanismes d'appréhension du texte de la part d u lecteur semble, dans plusieurs cas, pouvoir se placer dans une perspective économique. Pourquoi le lecteur professionnel escamoterait-il des passages de texte? Pourquoi lirait-il d'abord les graphiques? Pourquoi émettrait-il un jugement sur un texte sinon pour que sa démarche fasse preuve d'une certaine rentabilité?

"A second major principle [the first one is that reading is an adaptive process] is the trend toward economy in the adult reader. This trend breaks down into two important subprinciples:

  1. The reader will direct his attention to processing textual material in the most economical way he can:
    • a. by selecting relevant information;
    • b. by ignoring irrelevant information;
    • c. by processing the largest units that are appropriate for the task;
    • d. by processing the least amount of information compatible with the task.
  2. (...) adaptive reading is caracterized by continual reduction of information. The reduction is accomplished in three ways:
    • a. processing is reduced in proportion to the number of alternatives that could succeed;
    • b. alternatives are reduced by the application of rules and constraints which are structural variables in the text;
    • c. alternatives are reduced by using old information, both conceptual and inferred from cooccurrence requirements in the text, to comprehend new information."

(Gibson et Levin, 1975, p. 482)

Énoncé en ces termes, l'indice de rentabilité serait une valeur distinctive de la lecture-travail, celui-ci faisant office de mesure du travail dans la société actuelle. Toutefois, malgré que la dimension é ;conomique de la lecture professionnelle nous semble intéressante, elle mérite quelque nuances quant aux affirmations voulant qu'on ne l'envisage qu'en termes de réduction . Certains voient plutôt dans l'analyse textuell e un ajout d'information, une plus-value du texte:

"Dans certains cas, on pourra ajouter des informations sur le locuteur, l'allocutaire, la situation, le contexte, le temps, le statut illocutoire, etc. Bref, le texte doit être soumis à des analyseurs qui en décrivent les constituants sémiotiques. Il est important de noter que le texte qui est alors l'objet de l'analyse n'est plus le texte de départ mais le texte amplifié de ces multiples niveaux de description." (Meunier et al., 1994, p. 25).

Évidemment ces deux approches ont presque vingt ans de différence: alors que la première concentrait l'expertise sur l'extraction synthétique d'un type d'information moyennant un certain rendement (rapport qualité/quant ité), la seconde semble plutôt miser sur l'aspect combinatoire des informations textuelles, (rapport qualité/étendue).

L'économie au sens d' "organisation des divers éléments d'un ensemble; manière dont sont distribuées les parties" (Dictionnaire Petit Robert 1, 1986, p. 600), malgré qu'elle puisse être exprimée diff& eacute;remment selon les approches, serait donc une variable à considérer dans la définition d'une lecture professionnelle.

3.3 Appartenance du lecteur professionnel

L'une des caractéristiques distinctives du "mature reader" selon Gray et Rogers (cités par Stauffer, 1969, p. 28) est la suivante: "awareness of himself as a responsible group member". Celle-ci figure parmi quatre autres qui se comparent & agrave; celles relevées précédemment pour esquisser un profil du lecteur professionnel: prédisposition pour la lecture, intérêt défini, intérêt croissant de façon exponentielle ("expandi ng spiral of interest"), compétences impliquant le jugement, la compréhension, etc. Aussi, nous nous proposons de considérer cette appartenance à un groupe comme un trait intéressant pour le cas qui nous occupe.

On a dit que la jouissance de la lecture était un acte privé:

"Il [l'homme] habite en bande parce qu'il est grégaire, mais il lit parce qu'il se sait seul. Cette lecture lui est une compagnie qui ne prend la place d'aucune autre, mais qu'aucune autre compagnie ne saurait remplacer. Elle ne lui offre aucune explication définitive sur son destin mais tisse un réseau serré de connivences qui disent le paradoxal bonheur de vivre alors même qu'elles éclairent l'absurdité tragique de la vie. En sorte que nos raisons de li re lui sont aussi étranges que nos raisons de vivre. Et nul n'est mandaté pour nous réclamer de comptes sur cette intimité-là." (Pennac, 1992, p. 175).

"Le plaisir (...) c'est une dérive, quelque chose qui est à la fois révolutionnaire et asocial et ne peut être pris en charge par aucune collectivité (...)." (Barthes, 1973, p. 39).

Le professionnalisme impliquerait, lui, une appartenance minimale à un groupe: un cadre universitaire, un employeur, etc., puisqu'intégré dans un processus de production discursive. La lecture-travail, sans être communication elle-même, serait subordonnée à une communication éventuelle , qui puisse se dérouler hors de l'espace textuel au moment de rendre compte, de divulguer, de publier, etc. Ici, donc, il ne faudrait pas associer l'ap partenance sociale à la contrainte improductive, mais à un espace où la lecture peut être délibérément récupérée.

À ce propos, Gervais critique la perception qu'ont certains auteurs (Hatt, 1976; Eco, 1985) du texte comme objet de communication pour proposer à la place d'envisager le texte comme objet de travail:

"Le texte n'est donc pas éliminé mais son rôle n'est plus celui de régie unique; il n'est plus la seule donnée, la seule source d'information de ce qu'est l'acte de lecture. Il n'est qu'une des trois variables identifi&ea cute;es [1. mandat que cherche à atteindre le lecteur; 2. degré d'activation et de développement des processus mis en jeu à la lecture (affectif, argumentatif, cognitif, perceptif, symbolique); 3. texte] qui forment cet horizon conceptuel permettant de penser la lecture comme une activité aux formes multiples. (...) Pour conserver à la lecture ses raisons d'être, un équilibre est visé entre ce qui vient du texte et ce qu'apporte le lecteur en aptitudes et en mandats." (Gervais, 1991, pp 18-19).

C'est de ce mandat que relève l'appartenance à un groupe évoquée plus haut. Le lecteur mandaté serait professionnel. Vu sous cet angle, une telle lecture se veut davantage matière à communication qu'objet de communication.

Synthèse

Le mot-clé "lecture-travail" n'existe pas encore dans les bases de données bibliographiques ou les index, pas plus que "lecture professionnelle". Et bien que ce sujet soit traité par plusieurs, au moins par bribes, il n'en demeure pa s moins volatile, épars. C'est donc en empruntant plusieurs voies sinueuses que nous nous sommes approchée de la notion de lecture professionnelle.

Il aura fallu la définir par opposition à la lecture-plaisir, à cet effet lieu réservé de l'imprévisible, du jeu, de l'érotisation (au sens où l'entend Barthes), de la gratuité. Par un jeu de miroir inversé, on a pu déduire que la lecture-travail serait inscrite dans un processus productif.

Puis, en se référant à une certaine sémiologie de la réception, on a déterminé que la lecture professionnelle relevait davantage de l'attitude du lecteur que de l'objet de lecture. En situation de travail, le lecteur serait prédisposé au déploiement de multiples antennes cognitives orientables. D'abord, l'établissement clair des objectifs de lecture en vue d'atteindre efficacement l'information identifiée comme ét ant requise, ce qui implique que l'on aborde plus ou moins le texte "un angle à la fois". Ces objectifs amènent la détermination d'un angle d'attaque puis un parcours du texte, une certaine flexibilité dans la vitesse de lectur e, voire un abandon du mot à mot, une certaine segmentation du texte ou encore une discrimination de certains éléments du textes, sémantiques comme graphiques. Puis, le lecteur tisserait des liens entre cette lecture et une pa rt de connaissances précédemment acquises, gérerait les réactions qui en découlent (incompréhension, par exemple) et évaluerait le texte, puis sa compréhension du texte.

D'autre part, la lecture professionnelle serait régie par certains principes d'économie qui se traduisent tantôt par la réduction de l'information à une quantité moindre d'éléments textuels (certains mots-clés, un résumé, etc.), tantôt par l'ajout (plus-value) de propriétés identifiées au cours de la lecture et utiles pour l'analyse.

Finalement, le lecteur professionnel étant impliqué dans un processus productif et sa lecture étant éventuellement matière à communication, celui-ci,de par son action de lecture, traduirait indubitablement son app artenance à un groupe (social, intellectuel, idéologique,industriel).

Conclusion

Notre projet visait à définir un tant soit peu la lecture faite dans le cadre du travail. On a pu suivre la piste de certaines intuitions ou réaffirmer ce qui parfois peut paraître évident. Mais ce que cette recherche n ous a aussi permis de constater est que la lecture professionnelle, tout comme les autres procédés productifs, pour voir son rendement augmenter, appelle le développement de certains outils, de certains "facilitateurs". À cet e ffet, la lecture professionnelle se trouve aux confins de deux tranches historiques, dans une espèce de clairière théorique entre les habitudes de lecture acquises à partir du support papier et les autres, encore embryonnaires, qu'encouragent les développements de l'informatique.

Comme nous l'avons laissé entendre ci-haut, l'humain ne peut en un court laps de temps et sans parcourir de nombreuses fois le texte, enregistrer systématiquement l'ensemble des informations inscrites à l'intérieur de plusieurs registres de lecture (ex.: niveau orthographique, lexical, typographique, sémantique, etc.). L'ordinateur peut lui faciliter cette tâche, et surtout, de par la réduction des délais de traitement qu'il occasionne, lui permettr e de l'élaborer et de lui donner une portée autrefois pratiquement inaccessible. De plus, l'information et les sources d'information prolifèrent et commandent une plus grande efficacité de l'analyse de l'information. De m&eci rc;me, l'information, pour chacune des instances en cause dans notre société, a acquis une valeur. Et cette valeur progresse dans le temps et fluctue en fonction des milieux qui définissent cette valeur. Des outils sont devenus esse ntiels pour répondre à la demande d'analyse de ces données dont la complexité et les réseaux dans lesquels elles circulent n'ont cessé de croître. Toutes ces données laissent croire que la lecture-tr avail connaîtra sous peu des développements qui la rendront indissociable des outils informatiques. Ce qui est, à notre avis l'un des principaux traits qui la distingue de la lecture-plaisir.

Alors que cette dernière se développe en vase clos dans chacun des univers privés des individus, la lecture-travail exige, de par sa fonction intégrée dans un réseau d'intérêts, une certaine concertat ion quant à son développement. Par exemple, les dirigeants d'entreprises devront accepter de voir la notion de lecture professionnelle évoluer et s'attendre à fournir des instruments aux professionnels chargés d'analyse r l'information, sans quoi leur compétitivité s'en trouvera atteinte. Le milieu de l'éducation devra s'ajuster à cette réalité: l'apprentissage de LA lecture comme d'un processus unique est dépassé; il faudra songer à l'enseignement de stratégies diverses de lectures, en fonction de divers exigences et cadres de lecture. Si le lecteur ne peut faire autrement qu'être autodidacte en situation de plaisir, il serait souhaitable que ce ne soit pas le cas en situation de travail et que la lecture-travail soit intégrée à l'ensemble des curriculums de formation.

Si cette transformation de l'analyse est entamée, elle est loin d'être enracinée. Beaucoup de recherches devraient à cet effet être entreprises concernant les interfaces "lecteur professionnel/machine", les limites vers l esquelles doivent tendre les concepteurs de logiciels d'aide à l'analyse pour que ces outils soient à la fois très souples dans leurs fonctions et relativement simples à utiliser, la pédagogie de l'intégration des interfaces de recherche et d'analyse de données informatiques à tous les niveaux d'enseignement.

Voilà plusieurs avenues pour la profession d'indexeur que l'on dit souvent menacée par l'informatisation. Il faudra sous peu remédier à la panique qui atteint plusieurs lecteurs de notre époque face à l'infinie p rolifération de l'information et à la paranoïa qui ne cesse de les accabler par crainte qu'un document extraordinaire ne demeure inaperçu dans la masse documentaire. Déjà Foucault laissait entendre en 1969 que l'&eg rave;re du repérage était révolue et qu'une brèche était taillée dans celle du travail constructif de liens entre les fragments d'une constellation d'informations, i.e. de l'analyse. Les artefacts ne sont donc pl us les seuls objets de découverte historiques; leur permutation, leur orientation le sont également. La fouille est maintenant vectorielle.

Plusieurs indexeurs sont plus qu'au courant de ces développements, ils s'appliquent à augmenter la propension et à démontrer la crédibilité de ces méthodes. Souhaitons-leur une intégration sociale u tile qui justifie quelques moments de lecture-plaisir bien méritée...

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