ISSN 1201-7302 Cursus vol. 8, no 1 (printemps 2005)

De la culture de l’imprimé à la cyberculture: quel avenir pour le livre imprimé?


Julie Roy

Cursus est le périodique électronique étudiant de l'École de bibliothéconomie et des sciences de l'information (EBSI) de l'Université de Montréal. Ce périodique diffuse des textes produits dans le cadre des cours de l'EBSI.

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Droits d'auteur

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TABLE DES MATIÈRES

1. Introduction
2. Le numérique: entre résistance et utopie
3. Le cyberespace, ici et maintenant?
3.1 La recherche sur Internet et l’accès au document numérique
3.2 S’approprier le texte numérique : lire, citer, commenter, annoter
3.3 La légitimation du document numérique
3.4 L’accès à l’information par le numérique
4. Conclusion
5. Bibliographie

L'auteure

Julie Roy est étudiante à la maîtrise en bibliothéconomie et en sciences de l’information à l’Université de Montréal. Détentrice d’un doctorat en études littéraires de l’UQAM, elle est actuellement postodoctorante à la Bibliothèque nationale du Québec. Ses recherches portent sur l’histoire littéraire, l’écriture des femmes, et plus particulièrement sur la question de la littérarité des formes et des genres non canoniques. Elle s’intéresse particulièrement à l’impact des nouvelles technologies sur le travail du chercheur.

1. Introduction

Pour comprendre vers quels horizons imaginaires nous surfons plus vite que les années-lumière, il nous faudra, avant d’atteindre le cyberespace, emprunter la machine à remonter le temps et revisiter la vieille Sorbonne et le jardin de l’enfance. L’imagination du futur vient du passé; les idées qui jaillissent comme des fleurs, plongent leurs racines dans la mémoire des théories ancestrales.
Hervé Fisher, Mythanalyse du futur

L’omniprésence du numérique et l’attitude de la jeune génération face aux ressources du Web demandent que l’on s’interroge sur la question du remplacement des formats imprimés par les formats numériques et, à plus ou moins long terme, sur la disparition de l’imprimé. Dans le cadre d’un cours sur la littérature québécoise, offert à l’automne 2004, à l’une des questions d’examen qui portait sur l’influence de la fondation de la première imprimerie québécoise au milieu du 18e siècle, plus de la moitié des étudiants ont fait un lapsus étonnant en parlant non pas de la première imprimerie, mais bien de la première « imprimante ». Sans vouloir jouer les Freud, on peut observer que ce lapsus généralisé provient sans doute de l’utilisation plus fréquente du vocabulaire des nouvelles technologies, mais peut-être également d’un changement plus fondamental encore. La correction des analyses littéraires confirma les intuitions premières. En effet, les bibliographies, auxquelles un professeur est en droit de s’attendre, s’étaient transformées en webographies. Le sentiment d’être en présence d’un fossé de génération a fait place à un questionnement au sujet de l’entrée fulgurante du document numérique dans nos vies depuis une dizaine d’années et sur cette disparition annoncée du support imprimé comme source d’information. Ce sujet a été débattu par plusieurs chercheurs et professeurs, dans des discussions informelles mais également, depuis quelques années, dans des articles et ouvrages de plus en plus nombreux. Le sujet semble attiser les passions de chercheurs venant de divers horizons, en raison sans doute de la grande déferlante informatique qui secoue le monde universitaire plus particulièrement. Nous tenterons ici de faire le point sur ces différents points de vue et de réfléchir aux enjeux et aux conditions qui pourraient permettre ou non le passage de la culture de l’imprimé à la cyberculture.

2. Le numérique : entre résistance et utopie

Parmi les enthousiastes face à l’impact des nouvelles technologies, Marshall McLuhan est sans doute l’un des premiers à avoir traité du sujet, mais surtout celui qui a créé le plus d’attentes dans ce domaine. Dès 1962, il annonçait l’avènement d’un espace de communication virtuelle et la disparition à plus ou moins brève échéance du document imprimé. Dans les années 1970, Ted Nelson inventait le concept d’hypertexte et fondait le projet Xanadu1, demeuré pendant longtemps un projet expérimental. Jusqu’aux années 1990, époque où la mise en place du Web et son utilisation grandissante allait redonner espoir aux tenants du document électronique et de la bibliothèque numérique, l’idée d’un cyberespace est en effet un chantier d’exploration quasi « virtuel » pour les non scientifiques. À la fin des années 1990, le philosophe Timothy Leary auteur de Chaos and Cyberculture indiquait à son tour, à propos de cette révolution du cyberespace toujours imaginé au futur:

Toute l'information du monde est à l'intérieur. Et grâce au cyberespace, tout le monde peut y avoir accès. Tous les signaux humains contenus jusque-là dans les livres ont été numérisés. Ils sont enregistrés et disponibles dans ces banques de données, sans compter tous les tableaux, tous les films, toutes les émissions de télé, tout, absolument tout (Leary 1997).

Cette vision futuriste demeure encore de la science-fiction aujourd'hui, en raison du « absolument tout » qui clôt la description de ce monde imaginé. Cependant, lors du congrès de l'IPA (International Publishers Association) tenu à Buenos Aires en mai 2002, Dick Brass, responsable du département de l'édition électronique chez Microsoft, annonçait la disparition du livre imprimé d'ici 20182. L'arrivée du livre électronique sur le marché et l'apparition de nouvelles technologies dans les laboratoires des scientifiques (l'encre électronique, par exemple), l'utilisation de plus en plus intensive du Web et l'apparition des bibliothèques et librairies virtuelles donnaient sans doute une audace supplémentaire au géant Microsoft face aux éditeurs traditionnels présents à ce congrès.

En contrepartie, cette utopie des temps modernes, apporte son lot de réactions. Si l'utopie est ce lieu de nulle part, plusieurs voient des problèmes de taille dans l'avènement d'un cyberespace, tant sur le plan matériel que sur le plan idéologique ou social. Loin d'annoncer la disparition du livre imprimé, certains chercheurs redoublent d'ardeur pour en célébrer la perfection et l'utilité. Dans les années 1990, au moment où les essais portant sur le livre électronique commencent à donner quelques résultats, où les bibliothèques mettent leur catalogue en ligne et où l'Internet pénètre les foyers, certains s'inquiètent déjà du sort de l'imprimé. Au Québec, Jean-Rémi Brault (1992) appelait une implication plus grande de l'État à qui il demandait de développer un véritable réseau de bibliothèques publiques, de favoriser le livre dans un monde envahi par la technologie et l'audiovisuel et de prendre des mesures favorisant la conservation du patrimoine imprimé, menacé également par sa propre fragilité3.

Plus récemment, la réflexion atteint une intensité inégalée du côté des historiens et plus particulièrement des historiens de l'imprimé comme Robert Darnton. Loin d'entrevoir la disparition du livre tel que nous le connaissons, Darnton continue de lui octroyer la première place :

Marshall McLuhan's future has not happened. The Web, yes; global immersion in television, certainly; media and messages everywhere, of course. But the electronic age did not drive the printed word into extinction, as McLuhan prophesied in 1962. His vision of a new mental universe held together by post-printing technology now looks dated. If it fired imaginations thirty years ago, it does not provide a map for the millennium that we are about to enter. The "Gutenberg galaxy" still exists, and "typographic man" is still reading his way around it (Darnton 1999).

L'industrie du livre demeure prospère et la cyberédition est loin de proposer encore des alternatives satisfaisantes. Pour expliquer sa position à l'égard des promoteurs du cybermonde, Darnton pose trois phases dans la réflexion sur la révolution annoncée du numérique : une phase enthousiaste, une phase de désillusion et une phase de pragmatisme dont il se réclame en tant que scientifique:

Consider the book. It has extraordinary staying power. Ever since the invention of the codex in the third or fourth century AD, it has proven to be a marvelous machine - great for packaging information, convenient to thumb through, comfortable to curl up with, superb for storage, and remarkably resistant to damage. It does not need to be upgraded or downloaded, accessed or booted, plugged into circuits or extracted from webs. Its design makes it a delight to the eye. Its shape makes it a pleasure to hold in the hand. And its handiness has made it the basic tool of learning for thousands of years, even before the library of Alexandria was founded early in the fourth century BC (Darnton 1999).

Le pragmatisme ici passe par l'éloge de la matérialité de l'objet mais également par l'évocation d'une relation empreinte d'émotivité avec le livre dans sa forme traditionnelle. Hervé Fisher abonde dans le même sens en qualifiant les défenseurs du cybermonde de « prosélytes ingénus ». Dans un article intitulé L'éloge du livre à l'heure du numérique, Fisher démontre comment « l'invention du numérique nous fait redécouvrir les vertus et le potentiel du livre » (Fisher 2002). Comme Darnton, Fisher célèbre la matérialité de l'objet, mais plus encore son rôle dans l'essor de la pensée occidentale. Encore aujourd'hui, le livre imprimé serait le seul capable de nourrir l'imagination, de stimuler la pensée abstraite et de permettre l'approfondissement d'une réflexion. Pour Fisher, le document numérique n'est tout simplement pas un objet comparable au livre, même si c'est dans cette optique qu'il l'appréhende.

3. Le cyberespace, ici et maintenant ?

Même s'il reste encore beaucoup à faire pour parler de bibliothèque virtuelle et pour envisager concrètement la disparition de l'imprimé, on ne peut ignorer la place de plus en plus importante du document électronique dans nos sociétés. À côté des collections d'imprimés, les projets de bibliothèque virtuelle se sont multipliés au cours des dix dernières années. L'annonce, en février 2004, de la mise sur pied du projet Océan par la compagnie Google (visant à numériser la collection de l'Université Stanford aux Etats-Unis) et l'élargissement du projet à sept bibliothèque américaines, annoncé en décembre 2004, témoigne des efforts fournis pour donner un accès plus grand aux documents numériques. Au Québec, les projets de numérisation de la Bibliothèque nationale semblent aussi contredire le désengagement de certaines institutions dans le domaine du numérique. Qu'il s'agisse de livres, de périodiques, de documents sonores, d'images, de films, de bases de données ou même d'archives manuscrites, les institutions de conservation ont mis sur pied divers projets de numérisation qui proposent désormais des collections importantes sur le Web, collections qui sont appelées à s'élargir au cours des prochaines années et qui sont de plus en plus utilisées. Entre la disparition annoncée de l'imprimé par les « ingénus du cyberespace » et les magnats du marché numérique d'une part, et les nostalgiques de l'ère Gutenberg d'autre part, Susanne Bertrand-Gastaldy apporte une part d'équilibre en indiquant que:

nous assistons bien à la coexistence de deux mondes, celui du papier et celui du numérique… Pour combien de temps? Pour longtemps, sinon pour toujours. Nous nous dirigeons sans doute vers une complémentarité, une hybridation et une interfécondation des supports et des lectures (Bertrand-Gastaldy 2002,  11).

Pour explorer cette question, nous aborderons certains éléments touchant le rapport du lecteur à l'objet numérique. Ce rapport est une clé importante pour éclairer les possibles utilisations du document numérique, actuelles et futures, et pour penser les conditions qui pourraient permettre la disparition à plus ou moins long terme ou du moins la plus faible utilisation de la forme imprimée. Il ne s'agit pas ici de refaire l'éloge du document imprimé (on pourra lire les belles pages de Fisher sur le sujet) mais bien de voir en quoi et comment le passage de l'imprimé au numérique pourrait ou non avoir lieu et sous quelles conditions.

3.1 La recherche sur Internet et l’accès au document numérique

Le labyrinthe n'est pas le lieu où l'on se perd, mais le lieu d'où l'on sort toujours perdu.
Michel Foucault

Pour élaborer notre réflexion, nous avons tenté d'abord de nous astreindre à consulter uniquement des textes accessibles via le Web, afin de tester l'hypothèse d'un monde sans documents imprimés. D'abord, Google nous entraîne dans une véritable cour aux miracles. La recherche, même en optant pour une requête des plus soignées, nous mène à un carrefour où nous attendent des dizaines de milliers de pages Web sur le thème de l'avenir de l'imprimé et autres sujets connexes. En butinant d'un site à l'autre, on fait de belles découvertes qui risquent effectivement de nous permettre d'élaborer une réflexion sur le sujet sans même devoir franchir le seuil d'une bibliothèque traditionnelle. Le sujet est cependant peut-être un peu trop « parfait » pour nous permettre d'en tirer des conclusions. On observe malgré tout que plusieurs des liens annoncés ont été égarés sur les rayons du Web ce qui diminue un peu l'étourdissement initial provoqué par leur quantité impressionnante. Les liens inactifs sur Internet font cependant éprouver à peu près l'équivalent de la frustration ressentie lorsque des livres portent la mention « perdu » dans les catalogues de bibliothèques, mais plus encore de celle occasionnée par un ouvrage annoncé au catalogue mais demeurant introuvable parce que rangé sur le mauvais rayonnage. Pour le chercheur qui se respecte, que ses recherches visent la conception d'une bûche de Noël ou un travail de recherche universitaire, cette frustration ramène rapidement aux bons vieux livres de papier.

Un autre problème qui ralentit sans doute l'implantation du virtuel dans la vie des lecteurs est la présence de plus en plus importante des cyberlibrairies. Non pas celles qui permettent de commander un ouvrage imprimé, mais celles qui offrent un livre électronique ou un article en version numérique à prix modique. Les réticences sont encore grandes puisque plusieurs de ces ouvrages, notamment les « classiques », sont souvent disponibles en version gratuite sur d'autres sites, mais surtout parce que les technologies employées n'assurent pas toujours au consommateur l'accès direct au document téléchargé et dûment payé. Le savoir technique et certains logiciels, qui ne sont pas toujours gratuits et parfois incompatibles avec le système d'exploitation (Mac ou PC, sans parler de la version), sont indispensables pour pouvoir accéder à certains documents numériques sur le Web. Pour les non-initiés, l'accès peut s'avérer encore fort complexe.

3.2 S’approprier le texte numérique : lire, citer, commenter, annoter

Comme le note Christian Vandendorpe, la lecture du « roman réclame un pacte de lecture particulier, beaucoup plus exigeant que celui de la lecture du journal, par exemple. En revanche, ce pacte assure au lecteur un maximum de gratification et d'effets de sens si le récit est lu dans sa totalité, en suivant le mot à mot du texte » (Vandendorpe 2002). Dans le cadre du document numérique, et plus particulièrement de l'hypertexte, la perception de l'œuvre entière et totale disparaît pour faire place à la superposition des fragments, fragments dont les auteurs sont souvent non identifiés. Sans nous étendre sur la question des transformations opérées par la lecture en mode virtuel, que plusieurs chercheurs explorent actuellement, nous optons pour l'hypothèse que malgré les changements opérés, la lecture à l'écran est une question d'habitude que plusieurs jeunes lecteurs nés à l'heure du numérique franchissent avec de moins en moins de difficultés.

Cependant, ces difficultés franchies, divers aspects du processus traditionnel de lecture et surtout d'appropriation du texte se trouvent gravement entravés par l'absence de normes éditoriales sur le Web. Comme l'indique Christian Vandendorpe « les dispositifs de la preuve, la note, la référence et la citation se trouvent profondément modifiés dans le monde de la textualité numérique » (Vandendorpe 2002). Si l'auteur ne signe pas son œuvre, ne la date pas, que l'adresse de référence à l'emplacement du texte disparaît du document électronique téléchargé, et parfois même que le retour à la page d'accueil du site en question s'avère impossible, il devient extrêmement difficile d'élaborer une webographie digne de ce nom. Si certains éditeurs de magazines électroniques prennent la peine de transférer ces informations dans le format numérique téléchargeable, ces initiatives s'avèrent encore marginales. Sur la vingtaine de textes téléchargés pour étudier cette question, seulement deux ont gardé la trace de leur provenance. Une indication adéquate de la propriété des textes diffusés dans le cyberespace constitue non seulement un aspect important du droit d'auteur, mais sans doute une clé importante de l'utilisation du Web et des bibliothèques virtuelles par les internautes de manière efficace et durable.

Un autre problème de taille qui apparaît au moment de la lecture du document numérique est celui de l'annotation du document. Une enquête du magazine Lire (Feriot 1999) indique que 59% des lecteurs prennent des notes en lisant. Il s'avère que le livre électronique, malgré ses promesses, ne permet pas au lecteur d'annoter le document numérique, de le transférer, de le communiquer, de le copier ou même d'imprimer le texte en question. Dans le cas des documents disponibles sur le Web, la plupart des internautes n'ont pas accès à des outils informatiques permettant de prendre des notes sur les documents téléchargés, de souligner un passage ou de sélectionner une citation qui sera recopiée dans le traitement de texte en dehors de la fonction copier-coller qui peut s'avérer un véritable casse-tête. Des outils de ce genre existent pourtant, mais ils ne sont pas encore distribués largement. Face à l'imprimé, c'est un désavantage notoire qui a toutes les chances de retarder l'adoption du numérique.

3.3 La légitimation du document numérique

En dehors des travaux en sciences et dans le domaine de l'informatique, pour lesquels des critères de reconnaissance semblent avoir été déterminés, et en dehors de la mise en ligne de textes numérisés en mode image issus d'imprimés anciens ou récents, la légitimité des textes sur le Web semble peu attestée par les spécialistes en sciences humaines, encore moins par les littéraires. Les publications numériques font partie de la catégorie des prépublications dans le jargon scientifique et tant que le texte n'a pas une forme établie dans un imprimé, il semble plus difficile de le voir obtenir une certaine légitimité. Cependant, on doit noter que plusieurs travaux scientifiques qui n'ont pas l'occasion d'accéder à la forme imprimée peuvent également se retrouver sur le Web telles des perles au fond d'une mer foisonnante.

Si la formation des usagers à l'utilisation des documents électroniques est un domaine auquel travaillent les spécialistes de l'information depuis quelques années, il semble également, qu'avec des moyens humains et financiers supplémentaires, les bibliothèques soient les mieux placées pour assurer un service de veille et servir de bannière aux travaux scientifiques. C'est déjà le cas pour certaines bibliothèques universitaires et pour la Bibliothèque nationale du Québec. Il y a cependant certaines hésitations à l'égard de l'implication plus grande des spécialistes de l'information et de l'imposition de critères de légitimation, comme en font foi les discussions qui ont suivi un colloque virtuel ayant pour thème Écrans et réseaux, vers une transformation du rapport à l'écrit (2001-2002). En dépit des restrictions et de la création éventuelle de monopoles du savoir dans l'espace du numérique, cette façon de faire doit devenir plus intensive pour ne pas voir sombrer le Web dans le chaos informationnel. Dans la pièce Fuenteovejuna, de l'auteur Lope de Vega, écrite au 16e siècle, une discussion entre le paysan Barrildo et l'étudiant Leonelo évoque la confusion régnant en Espagne après l'apparition de l'imprimerie. Cette impression de confusion semble facilement comparable à la situation qui prévaut à l'heure actuelle dans la société de l'information et plus particulièrement à ce qu'on appelle l'infobésité:

Barrildo [le paysan] loue les effets de l'imprimerie : « Maintenant, avec tous les livres qu'on imprime, tout le monde se prend pour un grand savant ». Et Leonelo, l'étudiant des Salamanque, de lui répondre : « Et bien, je crois au contraire qu'on n'a jamais été plus ignorant car le savoir ne consiste pas à accumuler les connaissances. En ce domaine, l'excès mène droit à la confusion et les efforts de l'esprit se perdent en fumée » (cité par Roger Chartier 2002).

Si le Web reste ainsi un espace de liberté pour les chercheurs et les créateurs de tous horizons, il semble cependant nécessaire que des spécialistes de l'information, des communautés scientifiques ou même les gouvernements songent à établir des critères de légitimation, critères qui sont monnaie courante dans le domaine de l'édition papier. Une telle entreprise peut évidemment jouer un rôle non négligeable contre la liberté qu'offre le Web mais pourrait apporter une meilleure utilisation des documents électroniques et mettre un peu d'ordre dans le chaos annoncé.

3.4 L’accès à l’information par le numérique

Dans une étude publiée sur le Web, intitulée Le livre 010101, Marie Lerbert suggère que, loin de vouer les bibliothèques à la disparition, et qui plus est les livres imprimés qu'elles ont préservés depuis cinq siècles, le numérique peut être un élément catalyseur pour les relancer. Le numérique permet la consultation des fonds conservés par les bibliothèques alors que plusieurs éléments, d'ordre administratif, matériel et parfois humain, réduisent leur accessibilité. Ainsi, le virtuel permet de faire cohabiter les deux principales vocations de la bibliothèque soit la conservation des documents et leur communication. Que ce prêt se fasse par l'intermédiaire d'une bibliothèque virtuelle ou de main en main au comptoir de prêt des institutions, il n'en demeure pas moins que, grâce au numérique, et malgré la nécessité d'avoir accès à des technologies en perpétuel changement, la démocratisation de l'information atteint ainsi un sommet inégalé. Le cas de la consultation de documents anciens ou rares est sans doute l'un des plus éloquent. Ces documents sont souvent uniques, conservés dans des bibliothèques étrangères dont l'accès demande souvent un long et patient pèlerinage parsemé de formalités, d'acrobaties diplomatiques et de patience. Lire le même document numérisé en ligne, sur Gallica ou la Bibliothèque électronique de Lisieux, par exemple, n'a évidemment pas le même charme, mais vous évitera d'abord le voyage à l'étranger, mais surtout cette longue liste de formalités et de regards inquisiteurs. Vous pourrez sauvegarder le document sur votre ordinateur, le relire et, si vous avez un logiciel qui le permet, l'annoter ou l'indexer, même au beau milieu de la nuit. La consultation des archives dans les institutions de conservation pose des problèmes similaires et souvent bien plus ardus à surmonter pour le commun des mortels. À condition que les documents restent accessibles aux lecteurs et chercheurs une fois numérisés, il est indéniable que l'accès à l'information gagne beaucoup avec le document numérique. C'est le cas notamment dans l'enseignement à distance qui devient une priorité pour certaines universités et même dans le cadre de cours traditionnels. Un professeur peut enseigner des œuvres qui n'ont jamais été rééditées et en donner l'accès à ses étudiants simplement grâce à ces collections virtuelles.

Pour les bibliothèques spécialisées et les centres de documentation, le changement semble nettement plus radical et les nostalgiques du document imprimé semblent plus rares. Dans nombre de domaines où l'information la plus récente est primordiale, « on s'interroge maintenant sur l'utilité d'aligner des documents imprimés sur des rayonnages, alors qu'il est tellement plus pratique de rassembler, stocker, archiver, organiser, cataloguer et diffuser des documents électroniques, et de les imprimer seulement à la demande » (Lerbert 2002). Dans ce domaine, le document imprimé comme support d'information ne tardera pas à être remplacé par le document numérique. Ici, l'imprimé n'est plus considéré que comme un support pour de l'information souvent administrative qui se multiplie rapidement et à laquelle il faut accéder facilement. Le problème se pose différemment pour l'objet livre auquel se rattachent des valeurs souvent émotives et plus profondément ancrées et, de ce fait, un usage différent.

4. Conclusion

Que l'on soit pour ou contre le passage de l'imprimé au numérique, que l'on vante les exploits des nouvelles technologies ou que l'on critique ses ratés, et peut-être en raison même de ces critiques, il semble bien que le progrès n'est pas près de s'arrêter. Sans miser essentiellement sur le numérique pour assurer l'avenir et la diffusion de l'écrit, on ne peut négliger son impact sur la société. Il est certain qu'à l'heure actuelle, bien des lacunes technologiques empêchent l'utilisation efficace du document numérique. Dans un article intitulé L'avenir de la lecture interactive (2002), Alain Vuillemin compare les possibilités des trois modes de lecture virtuelle actuellement disponibles. La lecture en mode image, (qui reproduit fidèlement le texte), la lecture en mode hypertexte (que l'on retrouve par le biais de l'Internet, fait de liens entre des pages que l'on peut parcourir) et la lecture en mode texte (proposée par la plupart des articles offerts en ligne par les revues savantes). Comme le note Vuillemin, ces divers supports, et plus particulièrement le mode image et le mode texte, tentent de se substituer à l'imprimé en mimant ses particularités sans toutefois ajouter de nouvelles dimensions à l'acte de lecture, parfois même en diminuant les possibilités offertes au lecteur d'interagir avec le texte (annotation, transfert, etc.) (Vuillemin 2002). Doit-on s'étonner de cette situation? À partir de ces constats de nature technologique, peut-on affirmer que le format numérique ne remplacera jamais le format imprimé?

Notons qu'au moment de l'invention de l'imprimerie au 15e siècle, il s'agissait pour Gutenberg, et plusieurs de ses contemporains ayant fait des tentatives similaires, de reproduire, dans un délai plus court que celui nécessité par la copie manuscrite, un nombre plus important de documents. Si l'imprimerie a permis une révolution sociale importante (Eisenstein, 1991), le format des incunables quant à lui révolutionnait bien peu de choses. Au contraire, les imprimeurs reproduisaient le plus fidèlement possible les manuscrits disponibles dans les officines des copistes, en imitant la graphie et l'ornementation, le format, etc. Les métiers du livre, anciens et nouveaux, ont longtemps cohabité. Remplaçons la technologie de la presse par la technologie numérique et nous verrons combien le débat ne semble pas nouveau. En ce sens, il est bien possible qu'un jour l'imprimé disparaisse pour faire place à des formats numériques et des outils, qui sans doute n'auront que peu à voir avec les formats et les outils que nous connaissons à l'heure actuelle. Bien des questions restent cependant à éclaircir pour que la transition soit réalisée, si elle se réalise effectivement.

Un jour peut-être, un chercheur produira une étude véritablement objective qui pourrait avoir pour titre La révolution du numérique. Mais c'est après un long laps de temps que les véritables enjeux pourront être observés objectivement. Qu'un Robert Darnton ou un Hervé Fisher clament la pérennité de l'imprimé ou qu'un Dick Brass ou un Timothy Leary annoncent au contraire sa disparition imminente, ce débat rappelle étrangement ceux qui ont eu cours du 15e au 18e siècle. Dans les années 1490, lorsque l'imprimerie apparaît comme un outil technique plus ou moins stabilisé et que le document imprimé est appelé à remplacer, à plus ou moins long terme, le manuscrit, un débat similaire à celui que l'on observe actuellement entre le document imprimé et le document numérique s'amorce en Europe. L'abbé Thrithène, qui tentait de préserver la mainmise des scriptoria sur le marché du livre en évoquant la moindre durée de vie du papier (utilisé par les imprimeurs) comparée à celle du parchemin (censé être le support par excellence des copistes), rappelle certains débats actuels sur la durée de vie des documents numériques. À l'instar des Fisher et Darnton qui, malgré leurs réticences face au numérique, ont tous deux publié des articles et des ouvrages faisant la promotion de l'imprimé sur… Internet, l'abbé Thrithène s'empressa de faire publier son Éloge des scribes, et la plupart de ses ouvrages par la suite, par les imprimeurs de Mayence (Eisenstein 1991,  28). Nous connaissons la suite de l'histoire.

L'imprimé telle qu'on le connaît aujourd'hui est le fruit d'une longue évolution à la fois technique, sociale et idéologique. Le livre imprimé, dont on vante les mérites et avec raison, a subi des transformations successives. S'il répond tant aux besoins des lecteurs, c'est parce que la technologie a su s'y adapter au fil du temps ou que les lecteurs eux-mêmes ont appris à le maîtriser. Que l'on pense à l'apparition de la division en chapitres, de la table des matières ou des index, du passage de la presse à bras à la presse rotative, et même aujourd'hui de ses énormes « imprimantes » que sont les outils des imprimeurs, on comprend que le livre imprimé, tel que nous le connaissons aujourd'hui, ne s'est pas fait en une nuit. Que les défenseurs du numérique prennent la parole est important, mais que les défenseurs du livre imprimé défendent ses vertus l'est sans doute plus encore. Ces prises de position sont essentielles, non seulement pour préserver un patrimoine fragile, mais surtout pour que cette relation du lecteur au texte numérique s'enrichisse et que la technique finisse par répondre aux besoins réels des utilisateurs. Avant que ne disparaisse l'imprimé, il faudra d'abord que le numérique arrive à satisfaire les besoins que comble déjà le livre imprimé, mais surtout qu'il les dépasse véritablement. Ces besoins sont non seulement d'ordre technique (un format pouvant être lu partout et en tout temps ou encore la distribution de logiciels permettant d'annoter les textes), mais relèvent aussi de l'ordre des documents numériques, comme on pourrait dire l'ordre des livres (Chartier 1992) : c'est-à-dire de l'organisation même du système de l'édition, de la distribution, des droits d'auteurs, de la mise en forme de l'information, etc. Il faudra que l'univers régulé du document imprimé, fruit d'un long passé, arrive à ce niveau de régulation dans l'univers du numérique; que se constitue un système dans lequel le lecteur pourra se retrouver comme dans un univers familier. C'est encore loin d'être le cas à l'heure actuelle. La maîtrise de l'information (Information Literacy) et l'élaboration de normes passent inévitablement par une plus grande implication des bibliothèques dans ces débats, puisqu'elles sont des institutions pionnières et fort actives dans la gestion de documents numériques. Elle passe également par une normalisation des usages, mais peut-être surtout par une gestion intégrée des marchés de l'information et du marché des nouvelles technologies. Le pari est énorme, mais il n'est pas irréalisable.


Notes

  1. • Le projet Xanadu est évoqué dans l'ouvrage Dream Machine de Nelson en 1974. Il s'agit d'« un réseau cherchant à regrouper la production écrite mondiale et structuré à partir de liens hypertextes : en d'autres termes une bibliothèque virtuelle capable d'accueillir une infinité de documents, dans lesquels on pourra se déplacer librement grâce aux liens hypertextes. Ce dépôt de documents permet la consultation et l'achat des droits de documents déposés. Xanadu est le premier système à se préoccuper du droit d'auteur et à prévoir la perception automatique de ces droits. », Hélène Brunet et Caroline Lenglet, « Ted NELSON et le projet Xanadu », Site de l'Université de Lille, janvier 2004, http://cteu.univ-lille3.fr/ea4b/article.php3?id_article=24. retour
  2. • « En 2005 les ventes de livres et journaux électroniques atteindront un billion [sic] de dollars, en 2008 elles égaleront celles des livres imprimés, en 2010 les auteurs seront leurs propres éditeurs, en 2012 commenceront les campagnes de publicité en faveur de cet objet en voie de disparition que sera le livre imprimé, en 2015 toutes les collections de la Bibliothèque du Congrès seront numérisées; en 2018 paraîtra le dernier numéro du dernier journal imprimé, en 2019 la première définition du livre dans les dictionnaires sera défini comme "un substantiel morceau d'écriture ['a substantial piece of writing'] généralement accessible sur un ordinateur ou un objet électronique personnel" ». Cité et traduit par Roger Chartier, 2000. retour
  3. • Si cet appel a pu favoriser quelques initiatives pour valoriser la place du livre, la mise en place du programme « Brancher les familles sur Internet » ainsi qu'un programme visant à mettre à la disposition des étudiants du primaire un ordinateur portable dans lequel tiendraient tous les manuels scolaires et les cahiers de devoirs a eu beaucoup plus de retentissements. retour

5. BIBLIOGRAPHIE

Bertrand-Gastaldy, Susanne. « Des lectures sur papier aux lectures numériques : quelles mutations? ». Publications et lectures numériques : problématiques et enjeux, (14 mai 2002), http://www.ebsi.umontreal.ca/rech/acfas2002/gastaldy.pdf, voir aussi: http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00000256.html (Page consultée en décembre 2004).

Brault, Jean-Rémi. « L'État et l'imprimé : quelques responsabilités de l'État du Québec devant l'avenir du livre dans le Québec de l'an 2000. » Documentation et bibliothèques 38, no 4, (Octobre-Décembre 1992): 187-190.

Chartier, Philippe. « Gutenberg 2.0. » Bulletin CyberSciences. Québec Science, http://www.cybersciences.com/cyber/4.0/2000/12/internet.asp (Page consultée en décembre 2004).

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EBSI > Cursus > Vol 8, no 1 > ROY Dernière mise à jour : 15 mai 2005