ISSN 1201-7302 Cursus vol. 9 no 1 (AUTOMNE 2005)

Histoire du livre d'artiste


Isabelle Jameson

Cursus est le périodique électronique étudiant de l'École de bibliothéconomie et des sciences de l'information (EBSI) de l'Université de Montréal. Ce périodique diffuse des textes produits dans le cadre des cours de l'EBSI.

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TABLE DES MATIÈRES

1. Introduction
2. Parcours synthétique dans la typologie des genres
2.1 Livre illustré, Livre de gravure, Livre de peintre, Beau livre
2.2 Fine book, Fine press book, Small press
2.3 Artist’s magazine, Magazine art
2.4 Catalogue d’artiste
2.5 Livre-objet, Livre-unique, Bookobject, Book-like object, Book sculpture
2.6 Livre d’artiste, Bookwork, Book art
2.7 Notre définition du livre d’artiste
3.Histoire du livre d’artiste
3.1 Marcel Broodthaers
3.2 Edward Ruscha
3.3 Paradigme du livre d’artiste
4. Le livre d’artiste au Québec
4.1 Ses débuts
4.2 L’École des arts graphiques
4.3 Roland Giguère et les éditions Erta
4.4 L’importance du livre-objet dans la production québécoise
4.5 Le livre d’artiste à l’américaine
5. L’expérience de la lecture
6. Conclusion
5. Bibliographie

L'auteure

Isabelle Jameson est diplômée depuis 2005 d’une maîtrise en sciences de l’information dans le profil Bibliothéconomie. Elle a ensuite travaillé quelques mois à l’indexation des nouvelles chez Radio-Canada. Elle est employée par la ville de Montréal depuis octobre 2005 en tant que Bibliothécaire jeunesse et responsable de l’animation à la Bibliothèque interculturelle. Son intérêt professionnel principal : la littérature jeunesse et sa médiation.

1. Introduction

L’histoire du livre d’artiste a une double origine, relevant à la fois de l’univers livresque et de la tradition picturale. Du livre il retient, d’une part, ce qui caractérise l’objet, soit la forme du codex (le déroulement linéaire, spatial et temporel qu’elle implique), les qualités physiques et l’anatomie, dont l’appellation des composantes est particulièrement anthropomorphique1. D’autre part, il retient également ce qui définit conceptuellement le livre : sa vocation de support informationnel, de contenant subordonné à un contenu.

En ce qui a trait à l’histoire de l’art, le livre d’artiste s’inscrit dans une longue tradition liée à l’embellissement des volumes. La portion artistique du livre fut d’abord subordonnée au texte, n’ayant qu’une fonction purement décorative dans les enluminures pratiquées par les moines du Moyen Âge. Les lettrines et les bordures décorées avaient alors pour seul but d’enjoliver le document. Avec la Renaissance et plus tard les Lumières, le livre dit « d’artiste » adopta plutôt une fonction illustrative. Ce fut le début de l’illustration d’art dans les livres, ainsi que celui d’une longue collaboration entre ces deux médiums, particulièrement en ce qui concerne les livres à caractère religieux dans les premiers temps, puis s’étendant à l’ensemble des documents après quelques siècles.

Par la suite, le mariage du livre et de l’art est devenu fusionnel par l’arrivée d’un nouveau genre : le livre d’artiste. Les artistes visuels du 20e siècle, comme nous le verrons bientôt, utilisent tantôt le livre comme concept, tantôt comme objet formel, souvent dans un but de subversion. Après des siècles de servitude, l’art dans le livre aspire à ne servir d’autre fonction que la pensée plastique de l’artiste-auteur, rejetant en bloc les diverses fonctions extérieures (décoratives, illustratives, documentaire…) qui lui ont jadis été imposées. La création de livre d’artiste devient une pratique autonome artistique en soit, comme l’est la peinture ou la sculpture.

Notre but dans ce texte est d’explorer les limites du livre d’artiste tel que conçu au 20e et au 21e siècle et tel que perçu par ses critiques et commentateurs. Jusqu’où parle-t-on encore de livre d’artiste? Du livre de peintre au livre-objet ou uniquement ce qu’il y a entre les deux? En s’affranchissant de toute fonction extérieure, est-ce que la portion artistique du livre d’artiste a du même coup évincé la nature même du livre, son essence? Enfin, qu’est-ce qui définit l’essence du livre : l’objet ou le concept?

Pour tenter de répondre à toutes ces questions, nous emprunterons les commentaires de différents auteurs qui, particulièrement depuis les années 1970, ont réfléchi sur celles-ci. Ceux-ci proviennent principalement de la France (Moeglin-Delcroix, Schraenen, Turlais), du Royaume-Uni (Esteve-Coll, Chappell, Bury), des États-Unis (Guest, Phillpot, Drucker, Hubert et Hubert) et du Québec (Blouin, Hould, Payant, Giguère, Alix, Duciaume).

Nous nous proposons donc de commencer par défricher le terrain en parcourant de manière synthétique la typologie des genres associés au livre d’artiste, celle-ci diffère particulièrement d’un pays et d’une langue à l’autre. Ceci nous amènera à définir de manière personnelle ce que nous inclurons, tout au long de cet article, dans la catégorie « livre d’artiste ». Puis, nous présenterons une brève histoire mondiale, bien qu’essentiellement américaine puisque c’est dans ce pays que les développements et les manifestations les plus fortes eurent lieu, du livre d’artiste tel que nous le percevons, pour ensuite nous concentrer sur le développement de cette pratique artistique au Québec. Enfin, nous terminerons par un bref saut du côté du lecteur du livre d’artiste, seul juge de la nature artistique de l’ouvrage.

2. Parcours synthétique dans la typologie des genres

« There is no such thing as « the art book ». The term « art book » refers to monographs on artists; histories of periods, movements, and genres ; it also includes bibliographies, reference works, dictionaries, abstracts and indexes. It encompasses such specialist publications as sales catalogues and exhibition catalogues. It embraces books as sources of information, books as works of art, and, in a new challenging sense, works of art as books. » (Esteve-Coll 1992, no 3)

L’appellation « livre d’artiste » réunit sous son égide plusieurs types d’ouvrages, parfois très différents les uns des autres de par leur nature et leur fonction. De plus, l’équivalent français-anglais de certains termes n’a pas le même sens dans les deux langues (artists’ book est différent de livre d’artiste). Nous tenterons donc brièvement de définir et caractériser ces termes associés au livre d’artiste pour en venir à délimiter nos propres critères d’inclusion/exclusion.

2.1 Livre illustré, Livre de gravure, Livre de peintre, Beau livre

D’emblée, ce type de livre est le descendant de la tradition bibliophilique du livre richement illustré, dont la portion artistique relève d’une fonction illustrative ou décorative. Celui-ci s’inscrit directement dans l’héritage des beaux-arts et dans la tradition de la hiérarchie des genres artistiques, y étant relégué dans les arts mineurs. Depuis le 20e siècle, il réfère à l’ouvrage résultant de la collaboration de deux personnes : un artiste et un auteur2. Il s’agit, comme le mentionne Gérard Desson, d’une «[…] entité tératologique : objet à deux têtes, deux corps, quatre mains. » (Dessons in Arambasin 1997, 35). Il s’agit d’une tradition essentiellement européenne, puisque ce type de livre, le livre de bibliophilie, s’est développé en Amérique en même temps que les livres d’artiste au sens moderne du terme. Pierrette Turlais en donne une bonne définition en opposant ce type de livre à ce qu’elle considère comme les « vrais » livres d’artiste :

« En rupture avec la tradition bibliophilique du « livre illustré » ou du « livre de peintre », faits à la main et dans lesquels un artiste associe ses gravures au texte d’un écrivain, le « livre d’artiste » a pour seul auteur un artiste, qui choisit de faire œuvre sous la forme du livre moderne » (Turlais 1997, 3)..

2.2 Fine book, Fine press book, Small press

Toujours dans la tradition du livre de bibliophilie, la richesse de ce type d’ouvrage se trouve non pas dans ses illustrations, mais plutôt dans la qualité matérielle du livre : sa typographie, son papier, sa reliure. Cet objet relève davantage de l’artisanat, l’artisan accomplissant un travail de fine exécution manuelle, plutôt que d’une réflexion artistique impliquant une pensée plastique. Il s’agit donc d’un ouvrage dispendieux et précieux, dont les impressions sont limitées. Duncan Chappell cite Vogler à ce sujet : « […] books that display a high standard of craftsmanship and material » (Vogler cité dans Chappell 2003, no 4) et poursuit en définissant ce type de livre par opposition au livre d’artiste :

« […] contrasts the fine press books (employing letterpress typography, illustrations and fine binding in small, select editions) with the livre d’artiste (which adopts many elements of the fine press book but substitutes literal illustration for visual supplied by a well-known artist who designs the book singularly or in collaboration with the publisher). »3

2.3 Artist’s magazine, Magazine art

L’art du magazine d’artiste s’est développé dans les années 1960-1970 dans un double courant de démocratisation de l’art, afin de le rendre accessible à la masse et d’exploiter les nouvelles technologies permettant cette reproduction massive. Il s’agit principalement de publications en série incluant des œuvres d’artistes n’ayant aucune autre existence qu’à travers les pages de la revue 4

. Ces magazines eurent leurs heures de gloire durant ces deux décennies, mais peu d’entre eux y ont survécu.

2.4 Catalogue d’artiste

Le catalogue d’artiste est originalement associé à la présentation d’une exposition. Or, avec le mouvement de l’art conceptuel, dont la qualité artistique des œuvres résidait avant tout dans le concept de l’œuvre, l’exposition comme telle a disparu au profit d’une publication sur celle-ci. En effet, l’exposition est devenu livre, donc le catalogue est devenu l’œuvre. Un des grands manitous de ce mouvement fut le galeriste new yorkais Seth Siegelaub qui publia systématiquement des catalogues-exposition5. Il est également responsable de la production de la célèbre Xerox Box, une boîte réunissant des photocopies réalisées par sept artistes et étant considérée comme l’œuvre d’art.

2.5 Livre-objet, Livre-unique, Bookobject, Book-like object, Book sculpture

Il est ici davantage question d’objet sculptural reprenant les caractéristiques physiques ou conceptuelles du livre que d’un livre a priori. La forme du livre est utilisée parce qu’elle sert le propos de l’artiste, mais elle se trouve sublimée à travers un autre langage. En perdant ses caractéristiques physiques et formelles, le livre perd sa spécificité livresque au profit du statut d’objet d’art, au sens traditionnel du terme6. On ne le reconnaît donc plus comme livre, mais uniquement comme objet d’art. Cette catégorie d’objets n’appartient donc pas à celle des livres d’artiste, qui se doivent de respecter la structure formelle du livre. C’est de cette façon que le livre d’artiste a rejoint les médiums traditionnels de l’art et a évolué vers d’autres supports comme le mentionne Johanna Drucker :

« In the 1980s, following this wave of sculptural work, one begins to see installation pieces which are ambitious in scale and physical complexity, closet size to room size, with video, computers, and any moment now a virtual reality apparatus. Many of these are made by artists who had previously been involved with artists’ books, or who use books as an integral aspect of these installations. » (Drucker 1995, 13).

2.6 Livre d’artiste, Bookwork, Book art

« Le livre d’artiste n’est pas un livre d’art.
Le livre d’artiste n’est pas un livre sur l’art.
Le livre d’artiste est une œuvre d’art. »
(Schraenen cité dans Piguet 1996, no 479).

Nous nous en doutons, plusieurs définitions existent en ce qui concerne le livre d’artiste. Déjà, en opposant celui-ci à d’autres types d’ouvrages, nous avons commencé à en tracer les contours. Ainsi, nous savons déjà qu’il s’agit de l’œuvre d’un seul auteur, soit d’un artiste ayant choisi de s’exprimer à travers la forme du livre, en la respectant. Par ailleurs, nous sommes avertis : « On pourrait les décrire comme des œuvres d’art existant à l’intérieur de la structure formelle des livres, mais il n’est pas aussi facile de généraliser en ce qui concerne leur contenu.»(Guest 1981, 17) Ainsi, « [l]e livre d’artiste a servi de support aux idées pour les conceptuels, d’espace plastique pour les minimalistes, pour certains peintres et sculpteurs, et d’espace de narration pour d’autres. » (Schraenen 1996, 8) Nous voyons donc ici que le livre d’artiste est la forme idéale pour l’expression artistique des mouvements des années 1960 à 1980, à la fois ceux questionnant la forme (art minimal) et le concept (art conceptuel).

Un simple détour sur les termes et la confusion qu’ils entraînent. « Bookwork », tel que défini par Phillpot signifierait « […] artworks in book form » (Phillpot 1998, 33), alors qu’Ulysse Carrìon parle plutôt de « […] books that are conceived as an expressive unity, that is to say, where the message is the sum of all material and formal element… books that incorporate as a formal element the sequential nature of books and of the reading process. »(Carrìon cité dans Chappell 2003, no 4). À noter que nous adhérons plutôt à cette seconde définition.

La même confusion apparaît avec le terme « book art » que certains assignent à la notion artisanale de fabrication du livre alors que d’autres choisissent de l’utiliser comme substitut au terme « livre d’artiste », afin de ne pas avoir à suppléer le médium à son type d’auteur, permettant ainsi de rendre le genre autonome.

2.7 Notre définition du livre d’artiste

De toutes ces différentes appellations et définitions du livre d’artiste, nous avons choisi de considérer celles ayant trait au type de volume produit par une seule et même personne, dans le respect de la forme traditionnelle du livre et dont le message passe à la fois par le contenu textuel, lorsque présent, et par la forme plastique de l’objet. Nous considérerons donc comme livre d’artiste ces œuvres dont le contenant et le contenu forment un tout cohérent qui exprime la pensée plastique de l’artiste. Ceux-ci proviennent, comme nous le verrons bientôt, des mouvements artistiques de la deuxième moitié du 20e siècle et se présentent en rupture à la fois avec la tradition bibliophilique des beaux livres et celle des beaux-arts (utilisant des matériaux de piètre qualité et diffusant massivement les livres), ainsi qu’avec l’art élitiste et coûteux tel que collectionné par les musées.

3. Histoire du livre d’artiste

« […] le sens du livre est le livre en son entier, non ce qu’il contient. En ce cas seulement, le livre n’a pas un sens, il est son sens; il n’a pas une forme, il est une forme. » (Moeglin-Delcroix 1997, 10).

Anne Moeglin-Delcroix a consacré sa thèse de doctorat à la problématique des livres d’artiste, ce qui a donné à la fois une grande exposition au Centre Georges-Pompidou en 1985 et une publication d’envergure par la Bibliothèque nationale de France en 1997. Elle est également Maître de conférence à l’Université Paris-Sorbonne et chargée des livres d’artiste au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale de Paris (Rousseaux 1991, 12). Adhérant à son point de vue en ce qui concerne la définition de ce qu’est le livre d’artiste et la considérant comme l’experte en la matière, nous nous baserons sur ses écrits dans notre prochaine partie où nous présenterons un bref historique du livre d’artiste.

Avant de débuter, une simple précision historique. Le développement du livre d’artiste est tributaire d’une double histoire : celle du livre et celle de l’art. Comme nous adoptons le point de vue de l’artiste, nous nous consacrerons à l’histoire du livre d’artiste dans l’histoire de l’art. À la Renaissance, l’artiste a émergé de son statut d’artisan et tend dès lors à une plus grande autonomie de son art. De ce fait, à travers les siècles, l’œuvre d’art acquiert une autonomie quant à sa fonction : elle n’est plus assujettie à une fonction extérieure, mais n’aspire à exister que par et pour elle-même. C’est ainsi que le livre d’artiste se présente au 20e siècle, l’art n’y étant plus assujetti à aucune fonction.

D’autre part, dans l’histoire de l’art, ce statut s’acquiert également via un désir de démocratisation et de désacralisation de l’art qui passe par la valorisation, au 20e siècle, des matériaux non-nobles et des médiums de diffusion de masse, ce qui est en opposition avec la préciosité normalement liée à l’objet d’art et à son caractère unique. Ainsi, les artistes produisant des livres d’artiste au sens où nous l’entendons dans les années 1960 s’opposent à ces principes et tentent de les défaire. Deux mouvements en seront principalement les défenseurs : l’art conceptuel et l’art minimal. Du premier, nous retiendrons que l’art réside désormais dans l’idée et non plus dans l’objet d’art, libérant ainsi la discipline de ses conventions : « […] opposed the perceptual (primarly optical) to the conceptual, over wich the artist had more control, while, at the same time, the execution of the work became a "perfunctory affair": it was the idea that became "a machine that makes the art " » (Bury 1995, 20). Les artistes de ce mouvement questionneront davantage la vocation informationnelle séculaire associée au livre d’artiste, ainsi que toutes ses autres connotations. De l’art minimal, les livres d’artiste empruntent le fini et les techniques de reproduction industrielle, ainsi que l’aspect « froid » et sériel. Ceux-ci exploiteront donc, de par la nature de leur art, les caractéristiques physiques du livre: spatialité et linéarité.

Ainsi, l’artiste produisant un livre d’artiste emploie le livre parce qu’: « Il le pense comme une forme particulière (avec tout son bagage social et historique, que les années 1960 traduiront par l’exploitation d’un moyen de diffusion de masse au fini photomécanique) pour travailler un concept. » (Payant 1982, no 3).

3.1 Marcel Broodthaers

Moeglin-Lacroix présente cet artiste comme emblématique de la situation et de l’histoire du livre d’artiste. Celui-ci, qui fut d’abord poète avant d’être artiste, a publié son premier ouvrage de ce type dans le pur style traditionnel. La Bête noire est un recueil de poésie illustré et publié en 1961 à vingt exemplaires numérotés. Broodthaers en est l’auteur, mais c’est à Jan Sanders qu’il a confié le soin de l’illustration. En 1964, il publie Pense-Bête, dont il est l’artiste unique, réalisant à la fois les textes et la partie visuelle. Il découpe également dans du papier de couleur des formes géométriques qu’il colle sur des parties de texte qu’il masque. Il joue donc ici sur l’aspect informationnel à la base même du livre, sur sa connotation d’objet porteur d’un savoir qu’il bloque. Il le bloquera doublement en emprisonnant la partie inférieure d’un paquet d’exemplaires de Pense-Bête dans un socle en plâtre, réalisant ainsi avec celui-ci un véritable livre-objet, empêchant la lecture du texte. Il est donc passé de l’état de poète à celui d’artiste par la publication, dans un premier temps, d’un livre illustré, puis d’un livre d’artiste (respectant la forme du livre et ses composantes), qu’il a finalement modifié en un livre-objet (ne respectant plus la forme du livre). Un exemple parfait du passage du lire au voir avec, entre les deux, un détour par le « vrai » livre d’artiste.

En 1969, il revient à ce passage du lire au voir avec une transcription visuelle du célèbre livre de Mallarmé Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Le livre de Mallarmé, publié en 1914, était original de par sa mise en page : les vers y étaient disposés de manière non-linéaire. L’intervention de Broodthaers par rapport à l’édition originale, consiste en des bandes noires disposées en lieu et place des vers. Celles-ci sont de longueurs et épaisseurs différentes, afin de respecter la disposition typographique initiale7. Il s’agit donc littéralement d’une mise en espace du texte de Mallarmé, jouant une fois de plus sur l’aspect du contenu informationnel du livre, « l’écriture poétique est réduite à la spatialité de son inscription »(Moeglin-Delcroix 1997, 20), tout en respectant sa forme. Ce que d’autres nommeront une

« mise en scène par la typographie, une visualité du langage, qui est une physique-sémantique, impliquée par le moindre discours, une gestuelle dont la visualité ne s’arrête pas à la vision, mais entraîne toute l’individuation du texte : une éthique. Et cet aspect graphique, mettant en jeu la physique du livre, regarde, en effet, vers ces autres approches que sont les interventions plastiques, et qui peuvent constituer comme des prolongements d’un texte, lesquels, sans les programmer, les impliquent cependant. »(Dessons dans N. Arambasin 1997, 42-43).

3.2 Edward Ruscha

Edward Ruscha serait, selon Moeglin-Delcroix et plusieurs autres, celui à travers qui les critiques aurait défini le paradigme des livres d’artiste, notamment grâce à sa première et emblématique œuvre : Twentysix Gasoline Stations, réalisé en 1962 et publié un an plus tard. Ce petit livre de 18 x 14 cm, peu épais et imprimé avec une mise en page sobre sur du papier ordinaire, est constitué de vingt-six photographies en noir et blanc de stations-service. Aucun texte ne s’y retrouve, outre les légendes des photos, soit de simples identifications inscrites dans un style documentaire. Ce livre est le premier d’une série exploitant le même style (linéarité du volume reprenant le déroulement physique réel des objets photographiés), les autres ayant des objets différents : Some Los Angeles Apartment, Every Building on The Sunset Strip, Thirtyfour Parking Lots in Los Angeles… Tous se distinguent par trois aspects du livre illustré, qui sont par le fait même des caractéristiques du livre d’artiste: le rôle important accordé à la reproduction photographique sur du papier ordinaire, l’utilisation de la forme commune du livre et le rôle exclusif de l’artiste tout au long de la réalisation du livre. Nous avons ici un exemple d’utilisation minimaliste de la forme du livre, Ruscha y jouant sur la linéarité et la temporalité : on déambule horizontalement dans le livre comme on le ferait sur une route, passant devant ces stations-service. Le concept de l’œuvre d’art s’y trouve donc incarné dans la forme du livre, celui-ci devenant littéralement l’objet d’art.

3.3 Paradigme du livre d’artiste

Si c’est à partir de l’œuvre de Ruscha que se sont définis les paradigmes du livre d’artiste, il convient d’en élaborer les grandes lignes. En premier lieu, il est primordial que le livre d’artiste respecte la forme et la structure du livre (raison pour laquelle les livres-objets n’entrent pas dans cette catégorie). Par ailleurs, l’importance de la reproduction est centrale à la problématique des livres d’artiste des années 1960 et 1970. Les mouvements artistiques de cette époque (art conceptuel, minimalisme, art pauvre…) désiraient rompre avec la tradition artistique et le livre devint l’une des stratégies de cette rupture. Par la même occasion et sans nécessairement en avoir conscience, c’est également avec la tradition bibliophilique des beaux livres que les artistes rompaient. L’impression massive et de piètre qualité de livres sur du papier bon marché rejetait l’aura de luxe associée aux œuvres d’art et aux beaux livres, démocratisait leur accès par leur disponibilité à moindre coût et les mettait en circulation sur la place publique8. Ainsi, la forme du livre d’artiste reflète les aspirations des artistes du temps qui désiraient un contenu accessible et démocratique : « le livre d’artiste est d’abord un livre dont le contenu décide des moyens adéquats à sa mise en œuvre. » (Moeglin-Delcroix 1997, 38).

Il y aurait donc livre d’artiste lorsqu’il y aurait « indissociation entre le sujet du livre et son mode de présentation livresque, entre la signification et sa manifestation, qui est la marque de l’œuvre d’art et qui fait que le livre n’a pas une forme, mais est une forme. »9

4. Le livre d’artiste au Québec

Au Québec, nous sommes tributaires d’une situation particulière nous plaçant au cœur de trois conceptions différentes du livre d’artiste. Nous venons tout juste de découvrir que les Américains perçoivent celui-ci comme une œuvre d’art ayant la forme du livre. Il en respecte les principes de spatialité et de temporalité et est réalisé mécaniquement par un seul artiste dans une forme distribuable. Pour les Anglais, le livre d’artiste relève davantage d’une tradition de « Small Press », c’est-à-dire d’imprimeur indépendant réalisant des livres à petite échelle. La notion de livre d’artiste, telle qu’entendue par Moeglin-Delcroix (à l’américaine) et présentée plus haut, est un concept tout nouveau pour les Français. En effet, jusqu’aux années 1980, c’était les livres de bibliophilie que l’on considérait comme livres d’artiste, donc ceux réalisés dans des éditions limitées, relevant souvent d’une tradition plus artisanale de la conception manuelle de l’ouvrage.

Notre production, en ce qui concerne les livres d’artiste, se trouve donc à la croisée de toutes ces pratiques. Au Québec, comme en France jusqu’à tout récemment, nous avons davantage une tradition relevant du livre illustré ou du livre de graveur. En 1980, lors de la publication du premier répertoire des livres d’artiste au Québec10, voici comment Claudette Hould définit ceux-ci :

« […] nous avons opté pour son expression livre d’artiste que nous avons défini par des critères matériels : l’édition limitée, du papier de qualité, les exemplaires numérotés et signé par l’auteur et par l’artiste, mais surtout par une exigence bien précise quant à l’illustration d’un texte par des estampes originales ou des estampes d’interprétation […] elle a conservé (la production canadienne) le caractère artisanal à toutes les étapes du processus de fabrication […] dans le domaine du livre d’artiste, la typographie, le choix des lettres, leur disposition, signifie autant que le texte ou que l’image. »(Hould 1982, 21).

Par ailleurs, dix ans plus tard, l’auteur se ravise et inclut dans la catégorie « livre d’artiste » les livres-objets, les objets-livres et les livres uniques (Hould 1993, 15), puisque ceux-ci étaient désormais acquis par la Bibliothèque nationale du Québec (BNQ). Il faut préciser que l’auteur intègre dans la catégorie « livres-objets » ce que les Américains et Moeglin-Delcroix entendent comme véritable livre d’artiste, soit ceux respectant la forme du livre: « Nous connaissons douze de leurs livres, tous des livres-objets proches des créations du mouvement Fluxus, qui, avec l’art conceptuel, fut l’un des deux mouvements historiques qui ont donné naissance au livre d’artiste contemporain. »11 Or, nous savons que ce type de livre est considéré comme appartenant à la catégorie du livre d’artiste et non du livre-objet. Ainsi, c’est à partir de 1990 seulement que nous avons adopté au Québec la définition actuelle du livre d’artiste, soit celle préconisée par les experts, mais avec une petite distinction : les livres-objets incluant ici les livres d’artiste.

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4.1 Ses débuts

Ce serait en 1863 que le premier livre d’artiste, au sens le plus traditionnel et conventionnel du terme, soit celui de livre illustré, aurait été réalisé au Québec. Studies of Plant Life in Canada d’Agnès Fitz Gibbon comprend dix gravures rehaussées à l’aquarelle. Elle en publie à l’origine 500 (donc 5 000 gravures rehaussées à la main) et son livre sera réédité à quatre reprises pour un total de 20 000 gravures (Duciaume 1982, no 2). Par ailleurs, nous sommes ici loin du livre d’artiste tel qu’entendu aujourd’hui et ce n’est que près d’un siècle plus tard, à l’École des arts graphiques, que la tradition plus moderne du livre d’artiste naîtra au Québec.

4.2 L’École des arts graphiques

C’est via l’école des arts graphiques que la tradition et l’apprentissage du « faire-livre » se sont répandus au Québec. On y enseignait la conception du livre de A à Z : reliure, typographie, presses, etc. par des professeurs provenant du milieu de l’industrie. Deux d’entre eux, Arthur Gladu et Albert Dumouchel, y encourageaient la pratique artistique et c’est grâce à leur concours que fut mise sur pied une revue qui, bien qu’elle ne connut que deux éditions, lança l’édition « luxueuse » au Canada. Les Ateliers d’arts graphiques comprenaient à la fois des textes de poètes (Gilles Hénault, Éloi de Grandmont…) et des œuvres picturales (Pellan, Bellefleur, Mousseau...). Il s’agissait donc de la première manifestation de ce qui devait être considéré comme un livre d’artiste au Québec jusqu’aux années 199013 que nous pouvons aujourd’hui renommer avec plus de justesse : livre de gravure ou livre illustré.

C’est dans cette école qu’a étudié Roland Giguère, le poète-typographe instigateur du mouvement des livres d’artiste au Québec et c’est grâce à elle qu’il a mis sur pied ses premiers projets, dont les fameuses éditions Erta.

4.3 Roland Giguère et les éditions Erta

La première parution aux éditions Erta fut Faire naître, en 1949. Il s’agissait de vingt-deux poèmes de Giguère avec quatre sérigraphies d’Albert Dumouchel, dont la typographie fut réalisée par l’apprenti-typographe-poète lui-même dans les ateliers de l’École des arts graphiques. C’est également sous ses presses que le livre fut imprimé à cent exemplaires. À partir de ce jour, les éditions Erta se spécialisèrent principalement dans la publication de livres de gravure, comprenant dessins et poèmes par un seul ou plusieurs artistes.14

Quelques exceptions furent tout de même commises par Erta. Entre autres, en 1953, la publication de l’ouvrage Images apprivoisées « dont les poèmes furent écrits à partir de clichés en photogravure trouvés dans une boîte et dont j’ignorais totalement la provenance et la signification »15. Il s’agirait, selon Sylvie Alix, du premier livre d’artiste québécois (Alix citée dans Blouin 2001, 153). Typographie et mise en page conventionnelle, d’allure photomécanique ; photographies noir et blanc tirées à l’offset sur du papier ordinaire ; un seul artiste responsable du contenu du livre (considérant qu’il a trouvé les photographies et s’en sert dans son œuvre tout comme le faisait déjà les artistes du ready-made) : toutes ces conditions annonçaient déjà en 1953 le livre d’artiste au sens actuel (au sens entendu et américain du terme, respectant la forme du livre), bien avant Broodthaers et Ruscha dans les années 1960.

Par ailleurs, si les mouvements des années 1960 et 1970 aux Etats-Unis questionnaient la démocratisation de l’art, son accessibilité et sa valeur par la forme du livre, Images apprivoisées est davantage tributaire du mouvement post-Refus Global « […] mettant de l’avant la volonté d’une collectivité d’artistes de s’affranchir de l’obscurantisme institutionnel et moral qui domine alors à l’époque. » (Blouin 2001, 155).

Pour Roland Giguère, le livre est œuvre à la fois intellectuelle et manuelle :

« Pour ce jeune typographe, l’objectif premier n’était pas de faire ni de la poésie ni de la peinture, mais de faire « du livre », c’est-à-dire réaliser un objet matériel, comme le veut tout travail d’artisanat. C’est cette perspective, présente dès les débuts, qui fera des livres de Giguère des produits où la dimension visuelle et matérielle occupe une place prépondérante. Le livre cesse d’être uniquement un texte et se transforme en objet. » (Bernier citée dans Blouin 2001, 65).

Il s’agit d’un lieu d’exploration de la lettre et de l’image. C’est ainsi qu’il pratique une autre brèche à la tradition d’Erta en publiant, en 1975, son Abécédaire. Ce livre se présente sous la forme d’un volumen de dix mètre de long monté sur deux rouleaux en bois. Les textes de Giguère et les photographies des frottis de Tremblay sont imprimés sur du papier de grande qualité. Commentaire poétique sur l’histoire, ce livre appartient davantage à la catégorie naissante des livres-objets qu’à la tradition du livre d’artiste (livre de gravure) que connaissait le Québec depuis deux décennies16.

Ainsi, Roland Giguère a lancé le mouvement des livres artistiques en 1949 et a participé à tous ses types de manifestations : du livre de gravure au livre-objet. Par contre, on retrouve dans ces périodes très peu de livre d’artiste au Québec au sens américain et entendu du terme (voir partie 2). Ceux-ci n’apparaîtront que dans les années 1990.

4.4 L’importance du livre-objet dans la production québécoise

« Tout se passe comme si l’image retenue qui accompagnait autrefois le texte du livre illustré s’appropriait maintenant tout l’espace, absorbait le texte, occupait le livre jusqu’à le transformer tout entier. Nous sommes donc en pleine fiction (du livre). Ces diverses compositions-constructions se donnent comme livres (comment peut-on s’assurer qu’elles en sont vraiment?) et imaginent pour le livre une histoire autre (qu’ils ne font pas qu’écrire mais font réellement exister par leur présence même). » (Payant 1983, 12).

Au début des années 1980 a été mis sur pied un concours de livres d’artiste au Canada. Celui-ci comprenait au départ plusieurs catégories : livre à tirage limité, livre-objet et livre à grand tirage. Celles-ci n’ont pas toutes été conservées, puisque trop peu de volumes correspondent à la dernière catégorie17. « [...] il s’en fallut de peu pour qu’il n’en restât qu’une puisque la très grande majorité des projets retenus ressortit à la catégorie livre-objet » (Payant 1983, 10), en conséquence de quoi seulement deux prix ont été attribués dans la catégorie des livres-objets.

Le livre-objet est celui qui rompt, de manière la plus significative, avec la forme traditionnelle du livre, car il en repousse à l’extrême les limites, le détournant de sa forme, le vandalisant, le faisant autre. S’appuyant sur son statut sacralisé d’objet social et politique, l’artiste qui produit un livre-objet questionne ce véhicule unique et cristallisé dans le temps de transmission de la connaissance. Le livre devient un laboratoire exploré par l’artiste qui l’utilise pour exprimer sémantiquement, conceptuellement ou de manière métaphorique son propos, cela en altérant sa forme (ce pourquoi il n’appartient pas à la catégorie « livre d’artiste »). « Chaque élément du livre-objet constitue un indice codé jouant un rôle dans l’interprétation du concept de l’œuvre, ce qui mérite au livre-objet d’être souvent comparé à une installation miniature, à un espace théâtral où s’articulent les éléments du discours. » (Alix 1999, 21).

4.5 Le livre d’artiste à l’américaine

Ce n’est que tout récemment que la conception du livre d’artiste à l’américaine, soit celui produit dans les années 1960 et 1970, a touché les artistes québécois. Après avoir abondamment exploré les livres de gravures jusqu’aux années ’70, puis les livres-objets dans cette même décennie, plusieurs projets de livre d’artiste, tel que défini dans la deuxième partie de ce travail, ont vu le jour dans la deuxième moitié des années '9018.

La Galerie Axe Néo-7 de Hull a proposé, en 1994, à quarante-sept artistes de réaliser autant de tomes sur le thème de l’encyclopédie. Les contraintes de De causis et tractibus étaient les suivantes : réaliser un livre de format et de reliure identique (33.2 x 25.3 cm), avec une couverture rigide en carton blanc portant le titre et la tomaison et comptant quarante-huit pages. Le projet se voulait une exploration de la forme et du contenu scientifique évoqué par l’encyclopédie. Il s’agit donc à la fois d’une exploration de la structure formelle et des connotations du livre dans le respect des caractéristiques du livre d’artiste.

Autre projet du genre, Cuesta O, de l’éditeur Étiquette Zéro. Petit carnet à spirale (14 x 24.6 cm) avec une couverture rigide doublée d’un papier japonais, perforée, rivetée, fenêtrée et rehaussée de quatre taches rouges, il est retenu par une bande élastique. Quatre sections le composent, une par artiste, dont les projets se déplient sur une page à quatre volets à l’horizontale. Réalisé par des artistes québécois et ontariens, celui-ci est une stratégie politique et économique qui élimine les frontières de l’art. Les artistes y ont produit des projets en rapport avec le territoire, les lieux physiques, le parcours de l’homme (qui se voit accentué par le déroulement des quatre volets à l’horizontale). Il s’agit, encore une fois, d’une exploration sur les qualités de la structure formelle du livre et les évocations possibles à partir de celles-ci, en plus de se poser comme un acte de revendication politique en ce qui concerne les frontières de l’art qui, par le livre et les lieux d’origine des artistes, se trouve à circuler dans l’espace.

Le livre d’artiste américain des années 1960 et 1970 trouve donc, dans la dernière décennie, un fort écho dans la production des livres d’artiste québécois, particulièrement en ce qui concerne son exploration formel et sémantique. À la dénonciation de la tradition des beaux-arts par une démocratisation de l’art et par sa diffusion dans des médias de masse, les artistes québécois ont substitué d’autres messages plus près de leur réalité. L’art, comme manifestation sociale, est directement lié au lieu de sa production et à l’expérience de son créateur. Les québécois parlent donc, entre autres, de territorialité, un sujet au cœur de nos préoccupations en tant que société.

5. L’expérience de la lecture

Les appellations des différentes parties du livre sont nettement référentielles, elles appartiennent au corps humain : tête, dos, épine, pied... Il s’agit de l’anatomie humaine transposée, projetée sur celle du livre. Cela reflète parfaitement le sentiment d’identification de l’homme au livre. Il vit par le livre comme il vit par son corps : il s’y déplace, y réfléchit… Le livre est un lieu qui lui appartient d’office, il en est le créateur et il possède sur lui tous les pouvoirs : celui de l’aimer, comme celui de le rejeter. Depuis qu’il a la possibilité de fréquenter assidûment le livre, l’homme entretient avec lui un rapport passionnel, voire fusionnel.

L’ensemble des auteurs ayant écrit sur le livre d’artiste, peu importe leur origine ou leur assomption sur le sujet, consacrent une partie de leur réflexion au rôle du lecteur dans l’appréhension du livre d’artiste. La réception, l’expérience de la lecture, semblent faire consensus auprès de ceux-ci : le livre d’artiste, plus que tout autre type de livre, demande une appréhension active de l’objet, tant au niveau perceptif que cognitif. Le livre d’artiste, sous toutes ses formes, appelle à une connaissance par les sens et par la raison. Il nécessite une réflexion, un décodage des éléments mis à notre disposition pour révéler le propos de l’artiste qui se cache au-delà des mots.

Par ailleurs, il ne faut pas nous en étonner, puisque un des buts premiers des artistes qui emploient cette forme pour incarner leur production artistique est de la diffuser massivement et de la rendre accessible à la plus grande partie de la population (tel que démontré dans la 2e partie). Comme le dit si bien Sylvie Alix : « Le livre d’artiste est en soi un espace privilégié, un petit musée où le lecteur-spectateur est intimement invité à lire le visuel et à regarder le textuel » (Alix 1993,14). Le format, donc, invite à la lecture et à l’appropriation individuelle du livre et de son message.

Cet état de vulnérabilité du livre d’artiste, placé entre les mains du lecteur, donne à celui-ci l’entier pouvoir d’en faire ce qu’il veut et de le considérer comme il le veut. « Artists have made books that allowed the reader to determine their final form and even their destruction » (Bury 1995, 2); il peut même le détruire s’il le désire, ce qui serait totalement inconcevable avec une œuvre d’art conventionnelle. Dans le même esprit, il ne sera pas donné à chacun de comprendre le sens de chaque livre. Les lecteurs arrivent devant une œuvre avec leur bagage de connaissances et un certain degré d’ouverture ; certains en refuseront le principe et se laisseront berner par l’apparence parfois simpliste de ces livres qui se découvrent comme un feuilleté de sens. « In this relatively new art form, the reader views the words as well as reads them, seeing the text as a visual expression as well as understanding it as a literary one » (Eaton 1992, 7) : certains n’auront pas le réflexe de pousser la lecture à un second niveau, celui où nous devons lire le visuel.

Enfin, cet art qui se veut démocratique en accaparant un médium de diffusion de masse afin de rejoindre le public, cela en respectant sa forme tout en bousculant ses conventions et ses valeurs symboliques, est-il seulement désiré par celui-ci? Le fini peu attrayant, commun, banal et industriel des livres d’artiste (ceux issus de la tradition née dans les années 1960 et 1970 aux Etats-Unis) rejoint-il cette classe moyenne, voire populaire, qu’il veut atteindre? En effet, ce doit bien être à cette population que réclament audience les mouvements américains de l’après-guerre puisque, en ce qui concerne le groupe élitiste du milieu des arts, ils en captent déjà l’attention. Donc, le livre d’artiste désireux de rejoindre l’ensemble de la population, y réussit-il?

Un seul ouvrage (Hubert et Hubert 1999, 241-242) a soulevé cette question, la laissant d’ailleurs sans réponse. Les auteurs y affirment que le citoyen moyen possède en lui le désir d’appartenir à l’élite. En s’appropriant une partie de son monde, entre autre par l’achat d’une œuvre d’art, il a l’impression d’entrer dans cette classe supérieure. Ainsi, Hubert et Hubert avancent qu’il est possible qu’un citoyen moyen désire acquérir une œuvre, mais il choisira alors quelque chose de plus classique, ce qui se concrétisera dans le cercle des livres d’artiste par l’achat d’un livre en édition limitée avec des œuvres de Matisse ou Chagall, soit par quelque chose dont la valeur est déjà reconnue. Aux yeux des non-initiés (ceux ne faisant pas partie du groupe sélect du milieu de l’art actuel), les livres d’artiste des années 1960, supposés être adaptés à leurs moyens financiers et à leur niveau de compréhension, n’auraient aucune valeur puisqu’ils n’appartiennent pas à l’univers élitiste auquel ils désirent appartenir. Elles citent en exemple le cas d’un orchestre symphonique venu jouer dans une usine prolétaire lors de la révolution russe. Les musiciens, dans leur désir de s’adapter à la mode prolétaire, sont venus vêtus de leurs habits de tous les jours. Les employés les ont hués, se sentant insultés que ceux-ci ne se soient pas vêtus élégamment pour eux, comme ils l’auraient fait pour un concert en salle au temps des Tsars. Cela démontre bien l’importance du clivage social et le désir des classes populaires de monter dans la hiérarchie sociale.

Ainsi, la problématique de la réception par le lecteur devrait être au centre des préoccupations du créateur de livres, car celle-ci pose deux problèmes cruciaux : le récepteur sera-t-il en mesure d’appréhender l’œuvre? Et celui-ci aura-t-il envie de se l’approprier, de l’appréhender dans la forme que nous lui proposons?

6. Conclusion

La problématique du livre d’artiste est vaste et elle a été traitée par plusieurs auteurs de différentes façons. Certain l’ont abordée d’un point de vue sociologique (Peter Burger : Theory of the avant-garde, 1984), c’est-à-dire comment le livre d’artiste est un acteur actif de changements sociaux, un vecteur d’énergie subversive qui transforme la société. Dans ce texte, nous avons plutôt choisi de l’appréhender à travers la lunette de l’histoire, soit de mettre à jour les étapes de son développement.

Au départ, il y a le mot et c’est pourquoi nous avons débuté ce travail par une exploration typologique des termes associés au livre d’artiste. Cela nous a permis de cerner les caractéristiques et les limites de celui-ci : le respect de la forme du livre avant tout, la réalisation de l’entièreté de l’œuvre par un seul et même artiste, l’emploi de techniques mécaniques de reproduction et d’impression et enfin la réflexion sur l’aspect formel ou conceptuel du livre et de ses conventions/connotations. Ainsi, nous avons pu départager ce qui entre dans cette catégorie et ce qui doit en être exclu (le livre-objet et le livre de gravure ou d’illustration, entre autres).

Un détour dans l’histoire du livre d’artiste nous a ensuite permis d’en révéler les instigateurs (Ruscha aux Etats-Unis, Giguère au Québec) et les figures emblématiques (Broodthaers), tout en explorant leurs productions artistiques livresques et ce que le livre d’artiste leur doit dans la définition de ses paradigmes. Au Québec, nous avons vu que le livre d’artiste au sens américain et entendu du terme n’a été commis qu’à partir des années 1990. Auparavant, nous ne possédions qu’une tradition de livre de gravures qui était passé directement au livre-objet en sautant l’étape des livres d’artiste.

Notre dernière partie pratiquait une brèche dans ce déroulement chronologique pour se tourner du côté du récepteur, qui est le seul à juger de ce qui est ou n’est pas un livre d’artiste selon son point de vue. La raison principale de l’emploi de la forme du livre pour exprimer une pensée plastique étant sa capacité de rejoindre la masse, il est important que le livre d’artiste, même s’il ne contient aucun mot, parle à son récepteur un langage qu’il saura comprendre et qu’il désirera écouter.

Nous nous demandions en début de parcours ce qui définissait l’essence du livre : le concept ou l’objet? Nous terminerons en avançant qu’il s’agit assurément des deux et que celle-ci, loin d’être évincée, se trouve d’autant plus présente dans les livres d’artiste qu’elle y est mise en relief. Ainsi, cette surbrillance de l’essence du livre passe par les questionnements de l’artiste à la fois sur sa structure formelle (objet) et sur ses connotations/conventions/assertions (concept).


Notes

  1. Nous reviendrons sur cette caractéristique du livre dans la dernière partie de notre travail, soit celle portant sur l’implication du lecteur et l’importance de son appropriation du livre d’artiste dans la reconnaissance même du statut particulier de l’objet.retour
  2. Par ailleurs, au Québec, nous avons longtemps classé ce type de livre sous l’appellation « Livre d’artiste » alors que le terme « Livre de gravure » aurait été plus à propos. À cet effet, voir la troisième partie de ce travail. retour
  3. Idem.retour
  4. Un bon exemple d’une telle publication est le projet Homes for America de l’américain Dan Graham publié dans le Arts Magazine en 1966-67. Celui-ci présente un article comprenant de banales photographies de mauvaise qualité de pavillons de banlieues américaines présentées en revue dans l’article. Ne prétendant pas être un « objet d’art » au sens précieux et éclectique du terme, ce travail se voulait simplement une présentation de l’homologie possible entre la production en série des maisons de banlieues, leur photographies et leur publications dans un article en revue linéaire. Exploitant ainsi la linéarité dans le déroulement spatial, à la fois dans la réalité (les maisons étant réellement situées l’une à la suite de l’autre sur le rue dans un déroulement linéaire) et dans l’article de la revue.retour
  5. En 1969 seulement il publia trois catalogues-exposition sous les titres « January 5-31, 1969 », « One Month, 1969, March 1969 » et « July, August, September 1969 ». Phillpot le cite « The catalogue, which served to « document », [the art], was not referring to an [art] object which existed outside of it, but could be simply another aspect of the work, or even the art work itself. » Siegelaub cite dans C. Phillpot 1998, p.35.retour
  6. Nous faisons ici référence à la tradition qui origine de la Renaissance et qui sépare les médiums artistiques en les hiérarchisant. Il s’agit de la tradition que la montée de l’art conceptuel et minimal, qui a abondamment exploité le livre d’artiste à travers sa forme et ses concepts, a rejetée en bloc en démocratisant l’art et en utilisant des moyens de reproduction de masse pour en démystifier l’aura.retour
  7. Ce type d’intervention particulière, une parmi plusieurs possibles dans l’univers des livres d’artiste, a été nommé par Hubert et Hubert « Palimpsests book » : « […] seems to derive from imitating palimpsests. The concept consists in taking an existing book and treating it in such a way that it becomes something quite different and fulfills a function having very little in commom with the original. After erasing parts of an existant text, illustrated or not, the artist substitutes new words and images. » R. R. Hubert et J. d. Hubert 1999, p. 10.retour
  8. L’extrême limite de ce paradigme se situerait dans l’utilisation faite par plusieurs artistes des magazines et autres publications en séries pour la diffusion des œuvres artistiques. Voir l’exemple de Homes for America de l’américain Dan Graham publié dans le Arts Magazine en 1966-67.retour
  9. Idem, p. 51.retour
  10. À noter que ces répertoires (quatre ont été publiés à ce jour) ne recensent que ce qui a été publié au Québec. La définition québécoise du terme « livre d’artiste » a donc été conçue en fonction de la collection de la Bibliothèque nationale du Québec.retour
  11. Idem, p. 16.retour
  12. Données provenant de S. Alix 1996, no 3.retour
  13. Pour plus de détails voir R. Giguère 1982, no 3.retour
  14. Idem.retour
  15. Idem.retour
  16. Par ailleurs, Giguère n’est pas le seul à produire des livres-objets dans le Québec des années 1970. Déjà, les éditions Graffofone et les Éditions de l’œuf avaient quelques titres à leurs catalogues.retour
  17. Ce qui en dit long sur l’état de l’édition du livre d’art au Canada. Pour de l’information historique et statistique sur ce sujet, voir M. Dwyer 1992, no 3.retour
  18. Les deux exemples qui suivent ont été extraits du livre D. Blouin 2001.retour

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